Gabriel Matzneff rend hommage à Dominique de Roux, éditeur et écrivain devenu culte, mort il y a tout juste quarante ans à l’âge de 41 ans.

Voilà juste quarante ans, le samedi 2 avril 1977, veille du dimanche des Rameaux, nous avons accompagné Dominique de Roux jusqu’au petit cimetière de Chaniers, en Charente-Maritime. J’ouvre mon journal intime d’avril 1977, je relis les quelques phrases que j’y ai jetées :
« La pluie et le vent s’engouffrant dans la tombe de Dominique en même temps que le cercueil, tels la mort et le diable escortant le chevalier de Dürer. »… « Dominique était le plus crépitant, le plus incandescent d’entre nous ; il y avait beaucoup de divin en lui. »… « Comme toujours avec Cioran, grande balade à pied au hasard des rues désertes. Nous parlons de Dominique. Cioran met, avec sympathie, l’accent sur son côté fou, pittoresque. »
« Durant ces jours affreux, il m’a été donné d’approcher quelqu’un qui m’a semblé incarner la noblesse et la simplicité du christianisme à leur degré le plus haut : la mère de Dominique, la marquise de Roux. Son visage, son maintien, à l’église, au cimetière, à La Boucauderie, inoubliables. »
La Boucauderie, leur propriété de famille, où en 1973 nous avions, Dominique et moi, mené une vie de bénédictins, plongés l’un et l’autre dans l’écriture d’un roman : lui, Le Cinquième Empire, moi, Isaïe réjouis-toi. Oui, une vie austère, dédiée au travail, avec ses pauses nécessaires : de solides repas bien arrosés et des promenades à bicyclette dans la paisible campagne de Saintonge où nous causions de ce qui était pour nous les questions cardinales : les femmes, les livres à écrire, l’hypothèse de Dieu, le destin spirituel de cette Europe qu’ensemble nous adorions et méprisions, notre poudreuse Europe que Dominique a magnifiquement appelée, dans L’Harmonika-Zug, « la Sainte-Hélène du cerveau et de la volupté ».
C’était il y a si longtemps, c’était hier
Ma bicyclette était celle du fils de Jacqueline et Dominique, Pierre-Guillaume, alors âgé de dix ans, qui, à l’heure du déjeuner, me téléphonait chaque jour de Paris pour me donner d’une voix sérieuse des conseils, des informations touchant les pneus, les freins et la sonnette de son précieux bolide. C’était il y a si longtemps, c’était hier. Tout surgit, intact, devant mes yeux, bonheur et malheur inextricablement amalgamés.
Le 7 avril 1977, désespéré, j’écrivis à Julien Gracq : « La soudaineté avec quoi ce destin et de talent ont été brisés a un je-ne-sais-quoi qui ensemble effraye et révolte. Quel est le sens d’une pareille tragédie ? »
La réponse à cette question posée à Julien Gracq, ce sera Philippe Sollers qui me la donnera le 6 février 1980, au Centre Pompidou, lors d’une soirée d’hommage à Dominique de Roux. Je n’ai pas sous la main le texte de la belle intervention de Sollers, mais l’idée si véridique en était qu’il est vain de déplorer la mort prématurée d’un écrivain, de cafarder en rêvant aux livres qu’il aurait pu écrire si, au lieu d’être fauché par la mort en pleine force de l’âge, il avait vécu encore quelques dizaines d’années.
Un Bonaparte fiévreux que la mort a foudroyé sur le pont d’Arcole
Certes, il ne nous est pas interdit d’imaginer les pages dont nous ont privés les Parques en tranchant si tôt le fil des vies d’un Dominique de Roux, d’un Georges Pérec, d’un Guy Hocquenghem, mais à quoi bon ? Pour nous en tenir aujourd’hui à Dominique, mort il y a 40 ans à l’âge de 41 ans, son œuvre n’a pas pris une ride, parce qu’elle est soutenue par une impeccable, vibrante écriture. Son style, c’est lui, et lorsque je le lis, aussitôt il ressuscite, je l’entends, je le vois, ce génie volcanique, ce Bonaparte fiévreux que la mort a foudroyé sur le pont d’Arcole.
Jeunes gens, nous approchons de la semaine sainte. En ce temps de la Passion, oubliez Mme Le Pen, MM. Mélenchon, Macron et Fillon, allez à l’essentiel, découvrez le poète du Gravier des vies perdues, l’essayiste de Ne traversez pas le Zambèze, le romancier de La Jeune Fille au ballon rouge ; découvrez Dominique de Roux ; métamorphosez la tristesse de ce quarantième anniversaire en joie pascale.