Les nouvelles générations qui se repassent en boucle Les Tontons flingueurs ignorent habituellement que les personnages dont ils connaissent les dialogues par cœur sont les créatures de maître Albert Simonin. Le « Châteaubriand de la pègre » était un précurseur du roman noir français, mêlant chronique sociale et intrigue policière. Cave, grisbi, fafs, dabe, blazes et autres carbures sont sortis des bars à truands et des dancings de Pigalle pour se retrouver en librairie ou à l’écran sous sa plume. Il a bien « remis de l’ordre dans le crime comme Malherbe l’avait fait dans le vers » quand il entra en littérature (à presque cinquante ans), avec un best seller qui allait révolutionner le monde du polar: Touchez pas au grisbi. Simonin hissait enfin le drapeau tricolore sur la collection noire. Suivront d’autres caves qui se rebiffent, d’innombrables adaptations cinématographiques et quelques scénarios mythiques.
Se crée ainsi une « école française », menée par Simonin, qui au polar emprunte le thème des truands. Un institut ravivant une vieille tradition nationale qu’on pourra faire remonter, si l’on veut, à Rabelais et Villon, et que Louis-Ferdinand Céline a ranimé en la faisant changer de fonction et de théâtre, elle tire une verve langagière que le grand Albert poussera au plus haut point. Quand vint le succès on baptisa anarchisme de droite quelques saillies un peu vives dont, curieusement, nul ne semble s’ être avisé qu’elles avaient des origines bien précises. C’est que les truands eux aussi veulent remonter à Villon. Leur anarchisme est réactionnaire et ne cesse de se plaindre du temps qui passe. Une contre-société qui est pour eux la seule qui vaille, la seule qui s’oxygène dans le clair-obscur : le milieu.
Quel que soit le projet artistique ou l’idéologie d’Albert Simonin, le résultat est bien une écriture. Ce romancier populaire nous a conservé en réserve tout un pan de la vie du peuple dans ces années d’après-guerre où les voitures n’appartenaient qu’aux riches, où on devait aller dans les cabines des P.T.T. ou dans les bistrots pour pouvoir téléphoner, et où on buvait du cabernet sans trop se soucier de cirrhose: le bon temps des maisons, des planques tranquilles et d’une police que les journaux énervaient moins.
Né à Paris, rue Riquet, Albert Simonin, fils d’une modiste et d’un artisan spécialisé dans les fleurs artificielles, suit les cours de l’école communale de la rue de Torcy et obtient un certificat d’études à douze ans. Orphelin à seize ans, il travaille dans la bijouterie, tout en fréquentant les bals populaires de l’époque : le Balcon, le Balajo, la Grande Roue, de même que les music-halls de quartier : le Petit Casino, Bobino, l’Européen. En 1925, incorporé dans un régiment du génie, à Angers, il y suit l’école de pyrotechnie, est promu artificier de première classe et consacre tous ses loisirs à la lecture. Rendu à la vie civile, il devient bientôt journaliste sportif. Le virus de l’écriture ne l’abandonnera plus.
Certains démêlés avec la justice l’incitent à quitter la France pour l’Espagne, puis la Belgique où il s’exile pendant deux ans. Revenu à Paris en 1930, Simonin se « range des voitures » en devenant chauffeur de taxi, métier qui lui permet de connaître à fond Paris et sa faune clandestine. En collaboration avec Jean Bazin, il écrit un livre anecdotique haut en couleur, Voilà Taxi ! qui, publié chez Gallimard, manque de peu le Prix populiste 1935. Marcel Sauvage procure alors aux deux complices une chronique bihebdomadaire dans L’Intransigeant, « Le billet de l’homme de la rue » où l’argot est utilisé à jet continu. D’autres collaborations suivent, à Détective et à Voilà. Nous sommes en 1939. La guerre interrompt la double activité de Simonin, qui se retrouve typographe-metteur en pages et marié.
Pendant les heures les plus sombres de sa période noire, il fut un temps le « collaborateur » d’Henry Coston. Au début des années 40, Simonin et Coston écrivent ensemble « Le bourrage de crâne », sous-titré « Comment la presse trompait l’opinion ». Le bouquin, une brochure d’une trentaine de pages éditée par le Centre d’action et de documentation, dénonce « les entreprises de propagande destinées à nous faire croire que tout était bien chez nous, tout était mal chez eux (les Allemands) ». À la Libération, ses activités de collaborateur valent à Albert Simonin d’être condamné à cinq ans de prison ferme.
Quand il sort en 1950, il s’étonne, le monde a changé: « Les merlans sont devenus capilliculteurs, les ordonnateurs de pompes funèbres élevés à la dignité de conseillers funéraires, les horticulteurs dits désormais jardinistes. Quant aux innombrables shops, qu’elles se prétendent Dietetic’s pour les épicemards ou Erotic’s pour les négociants en articles cochons, l’Élégant ne remarque même plus leur prolifération.»
1950. La Série Noire, publiée par Gallimard, accueille depuis un an des auteurs français. Ils vont contribuer, avant le cinéma, à créer une représentation du Milieu. Ils l’ont fréquenté, en connaissent les lieux et la langue, mais aussi les cheminements tortueux des truands pendant l’Occupation. Albert Simonin, côtoie Auguste Montfort, dit le Breton, petit malfrat organisateur de parties de cartes clandestines, mais résistant et décoré. Victor Marie Lepage publie dans les deux collections, sous le pseudonyme de Maurice Raphaël et sous celui d’Ange Bastiani, des romans policiers. Il fut un responsable du Parti Populaire Français (PPF) et condamné pour une escroquerie au faux policier à l’encontre d’un commerçant juif. Reste José Giovanni, dont plusieurs romans évoquent les liens entre le gangstérisme et l’Occupation, si on sait les lire. On sait aujourd’hui que José Giovanni fut un militant du PPF marseillais de Jacques Doriot, participa à des arrestations de réfractaires du STO, et fut condamné à mort pour avoir racketté et tué des Juifs en 1944, en compagnie de son frère milicien et de son oncle. Sa peine de mort, graciée, se transforma en onze années de détention. L’historien Philippe Burin a évoqué, par maints exemples, les attitudes d’accommodation pendant l’Occupation. Peut-on prolonger sa réflexion au delà de la Libération ? L’édition s’accommoda de curieuses mémoires du Milieu, associant des personnages peu fréquentables et des résistants, mais, les uns et les autres, hissés au rang de bandits tragiques. Les gangsters fascinèrent, au gré de romantismes troubles et au nom d’une envie « américaine » refoulée pendant les années d’Occupation et qui faisait fi des passés compromettants.
Touchez pas au grisbi est le premier polar franchouillard qui fait entrer les lecteurs d’après-guerre dans le «mitan», le monde des mauvais garçons. Saint-Germain-des-Prés s’emballe et récompense l’enfant de la Chapelle. Simonin reçoit le prix des Deux-Magots, un « grisbi » gagné sans effraction. Avec lui Albert Simonin inventait un mythe comparable à ceux venus d’outre-Atlantique sous les traits du privé désabusé ou du cow-boy solitaire. Création littéraire, le truand de Simonin aura, comme eux, sublimé la réalité qui l’a inspiré au point de s’y substituer. Afin de retrouver à l’écran le réalisme qui caractérise le livre de Simonin, Becker demande au romancier de s’atteler avec lui au scénario. Et pour s’assurer que les protagonistes de Touchez pas au grisbi « parleront vrai », c’est Simonin qui se voit chargé de signer les dialogues du film, dont certains resteront fameux.
Au début des années soixante, Simonin et Michel Audiard comprirent que si on décalait les personnages de polar de Simonin pour en faire des archétypes de franchouillards, c’était gagné. Le cinéma de Grangier, le divertissement du samedi soir, la veine, le filon fonctionna : le cinéma de papa remplissait les salles et les intellectuels faisaient la fine bouche. Albert Simonin devint incontournable du jour où tous ses romans furent un à un adaptés au cinéma. Mais le seul qui fut adapté sérieusement fut Touchez pas au Grisbi, réalisé par Jacques Becker. Cette carrière somme toute discrète de scénariste et plus rarement de dialoguiste permit à cet authentique écrivain de nous livrer deux trilogies. Les romans mettant en scène Max le Menteur, c’est-à-dire Touchez pas au Grisbi, Grisbi or not Grisbi et Le Cave se rebiffe ;
La deuxième série fut celle des Hotu – Chronique de la vie d’un demi-sel. Albert Simonin livrera dès 1968 un nouveau cycle, Le Hotu, qu’il déclinera en trois romans : Le Hotu, Le Hotu s’affranchit et Hotu soit qui mal y pense. A la fois chroniques de mœurs et polars, ces trois livres décrivent le milieu parisien des truands de l’entre-deux guerres et nous offrent une galerie de portraits qui vaut son pesant d’or. La crise économique n’a pas encore frappé l’Europe et la came va seulement envahir le Milieu. Le pain de fesses va bientôt avoir chaud au cul. La récréation du milieu des années vingt est absolument prodigieuse, nous dépassons de loin le roman policier. L’étude des caractères, le détail, les annotations, nous sommes ici plus dans la Comédie humaine que dans le polar. N’oubliez jamais que Simonin est un auteur classique, un Français.
L’argent est roi et le vocabulaire monétaire est des plus variés : bardas, biffetons, tickets, talbins, etc. La richesse du vocabulaire est encore plus développée quant aux choses de l’amour, surtout physique et vénal. Il faut rappeler que la loi de 1946 a fermé les maisons de passe, claque, bobinards, bordels, etc.
En conséquence, c’est une époque disparue que celle du « Petit Tabarin » de Doudou le Nantais, ou de l’établissement de luxe de Gros-Pierrot où a trépassé le Président. Ce n’est pas la mondialisation mais l’ouverture des frontières est envisagée et crainte. « La carrière internationale, tout le monde en a rêvé à ses débuts… Mais croyez-moi, c’est pas de la soie ! La langue qu’on entrave mal ! Les condés qu’on connaît pas ! Les truands en place dont on ignore la cote ! les vicieux qu’ont l’air de caves, les caves qu’ont l’air de vicieux ! le code qu’est comme du chinois !…» Le Johnny n’a pas ces préventions : il connaît l’anglais, ce qui l’a rendu suspect aux yeux de « Messieurs les Hommes », les petits truands sans envergure, clientèle habituelle de l’Océanic. « Bien sûr, y a des exemples de réussites … des mecs avec des blazes d’épopée… Dédé l’Argentin ! … Jo de Sydney ! … Fred de Shanghaï ! … Lulu le Brésilien! …» Cet exotisme un peu désuet vaut aussi pour la main–d’œuvre immigrée ! « Celui que la bignole désigne comme étant M. Peter, le propriétaire du fonds de fleuriste, serait balte, titulaire d’un passeport Nansen ; son chauffeur, le gorille flingueur, protégé français du Levant ; quant au vieux, son passeport espagnol renifle à ce point le faux que mieux vaut n’en pas tenir compte.»
Comme on le voit, le langage est imagé, marque de fabrique obligée du polar à la mode d’Albert Simonin. Il pleut de la métaphore et pas uniquement pour adultes ; j’aime beaucoup ce constat du déclin : « en plein sur le toboggan, en glissade vers le plus bas…» Avec « de quoi garnir trois colonnes de faits divers dans les canards !…» on comprend très bien que l’arme qu’emprunte le Hotu est dangereuse… Et cette propension à remplacer les substantifs par des adjectifs donne aussi un ton particulier à l’écriture de Simonin : un malfaisant, un inquiétant, et « tous les vaillants qui marchent au combat…»
Pour Simonin, les « caves », c’est nous, lecteurs, qui venons nous encanailler en lisant des romans qui mettent en scène des truands dont on nous fait admirer les trois activités ! J’énumère. D’abord, pomper le fric des caves et des michés, ces clients amateurs de sensations fortes : jeu (roulette, poker) dans leurs casinos clandestins ; prostituées pensionnaires de leurs maisons closes ; boissons fortes, alcool seulement — la drogue est curieusement absente de ces histoires à l’eau de rose ! Ensuite, mener la belle vie : porter de beaux costumes, manger des mets de luxe et boire du champagne ou du whisky canadien — ça coûtait cher —, s’offrir les plus jolies prostituées, rouler en grosses bagnoles à une époque où avoir une petite voiture était déjà un luxe, etc…
Enfin, et c’est là l’unique sujet de ces romans (films) : étendre ou défendre leurs territoires — bref, les affranchis ne cessent de s’entretuer pour protéger ou augmenter leur chiffre d’affaire… Car ces petits polars français racontent exactement les mêmes histoires que les grands films de Scorcese ou Coppola sur les mafieux américains : ces gangsters ne s’attaquent jamais à des caves !
Car ce sont eux leurs clients qui, jour après jour, viennent dépenser leur grisbi pour jouer dans leurs casinos, pour payer leurs prostituées, pour consommer leur alcool (en fait, leur opium), ou … pour lire les romans ou voir des films qui mettent en scène les guerres que se mènent les affranchis ! Ce n’est par hasard si le quartier de la butte Montmartre, du Boulevard de Clichy, du Boulevard de Rochechouart, de la place Pigalle et de la place Blanche — où vers 1900 les truands parisiens avaient installé leurs boîtes de nuit, leur tripots clandestins, etc. —, est toujours aujourd’hui un haut lieu du divertissement et de l’attrape-touriste.
Son dernier polar, intitulé L’Elégant, peut paraître inférieur à ses trilogies précédentes. Ce dernier n’était pas autre chose qu’un pastiche du Colonel Chabert. C’est l’histoire d’un voyou qui réapparaît après dix ans de taule et qui comprend que le milieu a changé, que sa vengeance n’a plus de sens. Tout y est, du notaire fidèle au retour à l’hospice en fin de parcours. Enfin, mais hélas inachevé, il y eut l’ultime Confession d’un enfant de La Chapelle. Albert Simonin nous raconte son quartier, son enfance, le Paris populaire d’avant 14, les brasseries tenues par des Alsaciens réfugiés ; avec toujours la justesse, le même goût du détail, émouvant, drôle, lucide, le bonheur du style, le sentiment vrai, bref, l’humanité au fond honnête et travailleuse, tellement française.
La dernière phrase de Simonin appartient au souvenir de ce que lui disait sa mère : « Tu verras mon petit quand tu seras à tes croûtes. » « Alors là vraiment j’ai envie de chialer », termine Simonin. Eh bien nous aussi, nous avons envie de chialer en pensant à cette France composée de Français honnêtes, naïfs travailleurs, et qui bravement se faisaient casser la gueule en 14-18. Aussi, pour reprendre Roger Nimier, « un jour vint Simonin, le Chateaubriand de l’argot », ce qui vaut bien Léo Mallet lorsqu’il assurait : « Enfin vint Simonin, furtif Furetière, qui remit de l’ordre dans le crime comme Malherbe l’avait fait dans le vers. » Il meurt le 15 février 1980.
On lui doit entre autres les excellents scénarios de :
•1953 : Touchez pas au grisbi de Jacques Becker, avec Jean Gabin, Jeanne Moreau…
•1957 : Le Feu aux poudres d’Henri Decoin
https://www.youtube.com/watch?v=obRcdcfKsO4
•1961 : Le cave se rebiffe de Gilles Grangier, dialogues de Michel Audiard, avec Jean Gabin, Maurice Biraud…
•1962 : Du mouron pour les petits oiseaux de Marcel Carné avec Paul Meurisse
•1962 : Mélodie en sous-sol de Henri Verneuil, avec Jean Gabin et Alain Delon
•1962 : Le Gentleman d’Epsom de Gilles Grangier
•1963 : Les Tontons flingueurs de Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard, avec Lino Ventura, Bernard Blier…
•1963 : Les Barbouzes de Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard, avec Lino Ventura, Francis Blanche…
•1964 : Une souris chez les hommes (ou Un Drôle de caïd) de Jacques Poitrenaud
•1965 : Quand passent les faisans de Édouard Molinaro scénario et adaptation, avec Paul Meurisse
•1965 : La Métamorphose des cloportes de Pierre Granier-Deferre scénario coécrit avec Michel Audiard d’après le roman d’Alphonse Boudard, avec Lino Ventura
•1965 : Les Bons Vivants (ou Un Grand Seigneur) de Gilles Grangier et Georges Lautner.
https://www.youtube.com/watch?v=9w0KMs94A6o
•1967 : Le Pacha de Georges Lautner, dialogues de Michel Audiard, avec Jean Gabin.
https://www.youtube.com/watch?v=UCviwlHnLNw