Passéiste du présent, Dominique de Roux n’a laissé aucun chef-d’œuvre impérissable. Ses livres sont pour la plupart des collages d’idées anarchiques, anarchiquement assemblées pour former une pâte de textes indigestes jetées sans autre souci à la figure d’un lecteur qui n’est pas habitué à être reçu ainsi. Mis à part une poignée d’irréguliers, personne ne s’en réclame. Il faut dire qu’il est difficile à cerner.
Comment situer Dominique de Roux, écrivain dans la trentaine, essayiste, polémiste et éditeur sur la scène littéraire ? « MOI, déjà pendu à Nuremberg. » Ainsi se présentait Dominique de Roux, mâchant le travail de ses ennemis qui le traitaient de fasciste. En politique, de Roux honnissait le nationalisme et la propriété privée. En France, ce voyageur infatigable se considérait en territoire ennemi. La Droite selon Dominique de Roux est partout où domine le tragique, donc le sens du sacré. Une droite reconnue par lui seul, qu’il réinvente et redessine au gré de ses illuminations. Imaginons-le du côté des moutons noirs de bonne famille, l’air à la fois très détaché de ce bas monde et cependant préoccupé d’y croiser le fer avec élégance, plein d’une morgue teintée d’ironie, tantôt amical et tantôt éclatant en foucades contre ce qu’il appelle les «ténèbres de l’imbécillité».
De Roux est extrême, sans doute. Mais cet extrémisme est d’abord critique, lancé contre la déchéance métaphysique dans laquelle l’Occident a sombré sous les yeux de quelques veilleurs. Il fut l’un des acteurs les plus subversifs de la littérature contemporaine, mêlant engagements publics et activités occultes. Fondateur des Cahiers de l’Herne, il travaille à faire connaitre des écrivains proscrits ou ignorés. Il soutient, au nom de l’ « Internationale gaulliste » (et oui !), la révolution portugaise de 1974 et la guérilla angolaise de Jonas Savimbi. TOUT était surprenant chez Dominique de Roux, non par fabrique, par nature. Ses formules sont fulgurantes, ses jugements sans appel, et sa langue, déliée ici, voire somptueuse, se décharne là jusqu’à l’os, pour s’improviser ensuite couperet ou main caressante, selon l’objet considéré. L’oeuvre a été son maître. C’est pour elle qu’il a cherché à forcer les portes de l’éros, de l’Histoire et de la mort. Il avait d’avance accepté d’en payer le prix.
L’histoire de Dominique de Roux commence en 1935. Il est le troisième d’une famille de onze enfants. Fin de race hanté dès sa jeunesse par le pressentiment d’une mort prématurée (qui frappa plusieurs de ses frères), ce fils d’une longue lignée aristocratique de Charente se rêva très tôt un destin de héros stendhalien, à la fois homme d’action et écrivain engagé dans l’histoire contemporaine comme l’avait été un Malraux.
Dominique de Roux était né à droite, dans une famille maurrassienne (un arrière-grand-père, avocat emblématique de L’Action française), d’une aristocratie qui répugnait viscéralement aux compromis politiciens de la bourgeoisie d’opportunité et qui s’encombrait d’enfantillages honorables. Né vieux d’une certaine manière; mais, au terme d’incessantes métamorphoses qui conjurèrent un désespoir bernanosien et la hantise de l’irrémédiable d’un grand cardiaque, mort jeune, au-delà d’une Action française enlisée dans un dogmatisme passéiste, à l’avant-garde chimérique de l’avenir.
Dominique de Roux interrompt ses études en Première et, à la fin des années 1950, il fait plusieurs stages linguistiques et périodes de travail en Allemagne, en Espagne et en Angleterre.
Il a à peine vingt-deux ans et est en plein service militaire quand il assène à sa mère : « Je suis pressé d’en finir. La vie est précieuse. Je ne suis pas fait pour être tondu, […] je ne suis pas né pour avoir les épaules rentrées. Je voudrais enfin utiliser tous mes battements de cœur, ne pas me permettre de temps à autre un coup de respiration pour le plaisir. […] Je demande à foutre le camp. Je demande la suppression des horloges parce qu’ici tout le temps est compassé, limité, réglé par les heures et que je meurs de cette gangue de minutes et de secondes. »
À son retour, il fonde avec plusieurs amis (dont son frère Xavier de Roux, sa sœur Marie-Hélène de Roux ou Georges Londeix) le bulletin ronéotypé L’Herne, où il publie notamment ses « Confidences à Guillaume », chroniques d’un cynisme lyrique adressées à son géranium. À la même époque, il effectue son service militaire en France dans une base aérienne. Il épouse en 1960 Jacqueline Brusset, fille du député gaulliste Max Brusset, qui participera très activement à l’aventure de L’Herne et dont il aura un fils en 1963, Pierre-Guillaume de Roux, merveilleux éditeur dont la maison porte son nom.
Il se singularise déjà par son penchant pour l’éclectisme politique, que maints esprits chagrins lui reprocheront : en 1955, ne demande-t-il pas que lui soient expédiés des disques de Brassens et de Montand pour une émission en français, qu’il anime à Alicante… sur Radio Phalange ! À l’époque, il se déclare poujadiste, tout en se laissant enthousiasmer par Michelet. On se tromperait à ne voir dans cette attitude que rebuffades immatures ou véniels péchés de jeunesse : de Roux entretiendra sans faille cet art suprême de brouiller les cartes en ce qui concerne son « idéologie ». Sans doute était-ce sa façon à lui d’être cohérent. Il le suggèrera, dans ses derniers jours, en se qualifiant de « métaphysicien sans croyances ».
En 1960, il publie son premier roman, Mademoiselle Anicet, et refonde sa revue sous la forme définitive qui sera celle des Cahiers de l’Herne, une collection de monographies librement consacrées à des figures méconnues ou maudites de la littérature, comprenant des articles, des documents et des textes inédits. Après des volumes consacrés à René-Guy Cadou (1961) et Georges Bernanos (1962), ce sont surtout les cahiers concernant Borges, Louis-Ferdinand Céline, Ezra Pound, Witold Gombrowicz et Pierre Jean Jouve, qu’il dirige personnellement, ainsi que ceux consacrés, toujours à son initiative, à Burroughs-Pélieu-Kaufman, Henri Michaux, Ungaretti, Louis Massignon, Lewis Carroll, H. P. Lovecraft, Alexandre Soljenitsyne, Julien Gracq, Dostoïevski, Karl Kraus, Gustav Meyrink, Thomas Mann, Edgar Poe, Jules Verne, Arthur Koestler, Charles Péguy et Raymond Abellio, qui imposent L’Herne sur la scène littéraire française.
Dès 1963, L’Herne ajoute à ses activités l’édition proprement dite. C’est un écrivain-éditeur, rudoyant la fausse culture journalistique, la comédie des faiseurs, l’imposture des courtisans, la canaillerie des figures fardées de la décadence.
En 1966, la parution de son essai « La Mort de L.-F. Céline » inaugure la maison qu’il fonde la même année avec Christian Bourgois, sous le nom de ce dernier et codirige jusqu’à la fin de l’année 1972. En 1968, il prend la direction de la collection de poche 10/18 avec Christian Bourgois puis la quitte à la fin de l’année 1972.
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À trente ans à peine, il compte parmi les personnalités en vue de la littérature française, omniprésent et âpre à la polémique, notamment contre le groupe Tel Quel. Dominique de Roux est souvent sans le sou, mais pour rien au monde, il ne ferait des courbettes. Il fait l’objet d’attaques. Alors qu’il a publié Trotski et Marx, voilà que ses adversaires le traitent de fasciste.
Mais au fait, nous n’avons pas encore hissé les couleurs : Dominique de Roux est-il de gauche ou de droite ? Sans doute les chiens de garde du troupeau n’auront-ils pas attendu le premier mot de l’intéressé pour lui coller les étiquettes de « réac », voir de « fasciste ». Et lui-même en aura rajouté par provocation : « Moi, Dominique de Roux, déjà pendu à Nuremberg ». Et d’ajouter dans une interview début seventies: « Tout le monde aujourd’hui se sent débordé sur sa gauche à chaque instant. C’est une surenchère minable de tous les instants. On ne peut plus parler, on fait du bruit. Les couvercles de pianos ont remplacé les pianos ».
– Et la droite ?
– Des débris ! Des vieillards agitant des épouvantails et de jeunes flics. Je crois que l’engagement dans la réalité est aujourd’hui trop profond pour se laisser délimiter par les critères de « gauche » ou de « droite ». D’autant que celle-ci ne sera jamais forte que des abdications de celle-là. Pour ma part, je crois mille fois plus important de sauvegarder à tout prix ma liberté intérieure. »
Son écoute des poètes et écrivains de la beat generation (en particulier Claude Pélieu, Allen Ginsberg et Bob Kaufman) et surtout sa rencontre avec Witold Gombrowicz, à qui il consacre également un essai et un livre d’entretiens, lui révèlent pourtant la possibilité d’un retrait par rapport à l’agitation parisienne. Deux événements décisifs et traumatisants le décident à partir : la présentation, dans Italiques du 3 février 1972, de son recueil d’aphorismes Immédiatement (1971) critiqué par Roland Barthes (traité de « bergère ») et de Maurice Genevoix (présenté comme un « écrivain pour mulots ») et le début de la prise de contrôle des éditions de l’Herne par Constantin Tacou à la faveur de manœuvres financières à la fin de l’année 1973. Ce dernier n’en prendra véritablement la direction qu’en 1976.
Dominique de Roux commence alors une vie d’errance et se réfugie à Lisbonne, puis à Genève. C’est dans ces conditions qu’il animera sa nouvelle revue Exil et lancera ses nouveaux cahiers, les Dossiers H, qui deviendront, après sa mort, une collection dirigée par Jacqueline de Roux aux Éditions L’Âge d’Homme. Il publie plusieurs pamphlets et consacre beaucoup d’énergie au journalisme écrit et télévisuel, notamment comme correspondant et envoyé spécial dans le monde portugais au bord de l’implosion et en proie à la guerre dans ses colonies (Guinée-Bissau, Angola, Mozambique).
De Roux tisse ainsi des réseaux actifs dans le milieu lusophone, d’abord parce qu’il était proche du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE) et, ensuite, en raison de son adhésion à un certain « transcendentalisme politique » inspiré par la lecture de Raymond Abellio avec qui ses rapports anciens s’intensifient à cette époque. Ceci s’incarne dans son utopie d’une « Internationale gaulliste » ainsi que dans son idée que le Portugal représente l’hypothèse d’une civilisation universelle.
En avril 1974, au moment de la Révolution des Œillets, il est le seul journaliste français présent à Lisbonne, et probablement l’un des étrangers ayant l’accès le plus direct au général Spínola.
Il est alors proche du « dernier des grands reporters », comme on le nommait, Paul Ribeaud d’Ortoli, alors lui-même grand reporter à Paris Match. Cette contribution majeure à l’histoire de son temps – qui l’a parfois fait comparer à son ami Malraux – donne également l’impulsion à ses dernières œuvres.
De là à s’intéresser à la décolonisation portugaise, il n’y a qu’un pas. On le voit au Mozambique et en Angola où il se lie avec Jonas Savimbi qui dirige l’un des trois mouvements de libération. Il devient son conseiller et s’entremet pour la cause de l’Unita auprès des gouvernements français, d’Afrique du Sud et des États-Unis.
Au cœur de la guerre froide, le combat mené en Afrique est celui de savoir si l’Angola – où les Cubains ont débarqué – sera contrôlé par le mouvement pro soviétique MPLA de Neto ou si, au contraire, les forces occidentales conserveront cet état stratégique dont le sous-sol regorge de pétrole et de ressources naturelles. L’histoire est compliquée. Savimbi met fin au régime pro cubain de l’Angola, mais ne parvient pas à prendre le pouvoir. Influencé par ces événements auxquels il a pris part, Dominique de Roux écrit “le Cinquième Empire“, un épais roman qui sera le dernier.
Les affaires internationales l’ont beaucoup fatigué. Le 29 mars 1977, Dominique de Roux s’éteignait dans une ambulance, victime d’un mal qui avait déjà emporté deux de ses jeunes frères, la maladie « de Marfan ». De Roux mourait, donc, à quarante et un ans, laissant sur le flanc sa génération, et inachevée une histoire littéraire, éditoriale et politique comme seule la France semble parfois capable de les susciter – et comme on n’en a plus guère vue depuis. Il a joué à refaire le monde, mais il n’a pas été entendu.
La véhémence de Dominique de Roux, sa manière de théâtraliser l’expression, de multiplier des aspects lumineux de la phrase, de précipiter, au sens chimique du terme, ses métaphores, tout cela, qui déplaît aux sinistres pédagogues de la modernité, apparaît comme la baroque rébellion d’une Europe que l’on pourrait dire « sudiste » contre l’Occident puritain et moralisateur du modèle américain et des normes profanes.
Mais sans doute ne comprendrions-nous que peu de choses à cette « force qui va » à ne la croire que pamphlétaire. Les libelles ne se réduisent pas à eux-mêmes. Ils sont la pointe avancée, visible, d’une morale chevaleresque. Dominique de Roux attaque pour défendre. Il vitupère par esprit de fidélité. Contrairement aux cuistres qui ne veulent voir que le « texte », Dominique de Roux croit que la valeur des hommes est indissociable de la qualité de leurs écrits. Définitivement, les cosmologies de de Roux étaient incompatibles avec les aspirations de la société raisonnable, lui que traversaient tant de fulgurances, ces ultimes miettes du festin adolescent qui se déposent du temps qu’on souffre de tout et qu’on ne s’apaise de rien.
« Toute chasse est mystique, écrit Dominique de Roux, Elle glisse, selon l’Art de Chasser avec les Oiseaux, dans l’air du rêve. Vers quoi hélas ? Vers le désespoir ! Toute chasse est-elle vaine ? Non, même si rien n’est plus rien, et que pas un seul mot ne soit soumis aux attractions de l’être, fidèle à l’ancienne chaleur du feu central de la terre , nous resterons quelques uns, en cet obscur Occident du monde, à penser que, dans l’avènement même de la perdition, persiste une ombre de vestige où se livrera au moins le risque du nouveau, précisément le Dernier Mot ? Pour que le commencement vienne, arriver jusqu’au Dernier Mot. Nous y sommes, tout recommence ».
Si le personnage vous intrigue, lire l’excellente biographie de Jean-Luc Barré :
Dominique de Roux, le provocateur (1935-1977), Éd. Fayard, 656 pages.
Ses romans :
1960, Mademoiselle Anicet.
1963, L’Harmonika-Zug.
1969, La Maison jaune.
1978, La Jeune Fille au ballon rouge, publication posthume
Ses essais :
La Mort de L.-F. Céline (1966) ; L’Ouverture de la chasse (1968), Contre Servan-Schreiber (1970) et La France de Jean Yanne et Immédiatement (1971) ; Entretien avec Witold Gombrowicz (1970).
Gamal Abdel Nasser, L’Âge d’homme, 2002
Il faut partir : Correspondances inédites (1953-1977), Fayard, 2007
http://www.juanasensio.com/archive/2009/07/26/dominique-de-roux-dans-la-zone.html