
Léon Daudet traîne derrière lui une réputation des plus sulfureuses, auteur repoussoir, il fut bien souvent tout à la fois, nationaliste et royaliste, antisémite et antigermaniste. Hormis quelques biographes perspicaces, personne ne s’est guère aventuré à écrire sur lui après 1945 : il est longtemps resté dans l’oubli, d’autant que son œuvre romanesque, inégale, n’a pas racheté son œuvre critique. Ce silence réprobateur tranche avec l’audience confortable qu’il avait acquise de son vivant.
Difficile à arrêter, Daudet fut tour à tour ou simultanément: médecin, romancier, critique, mémorialiste, biographe, pamphlétaire, activiste, exilé, duelliste, député, grand amoureux, procureur, orateur, journaliste, historien, gourmet, adepte des bordels et de l’église, républicain et monarchiste, père de famille, chef de parti, auteur de plus de cent livres. Homme paradoxal, capable du pire comme du meilleur, Daudet possédait un tempérament sanguin et jouisseur, il appréciait les hommes possédés par l’amour de la vie et de l’esprit. Bien que doté d’une culture extraordinaire dans tous les domaines artistiques, il s’est trompé, gravement parfois. Oui, il a été injuste, grossier, outrancier, approximatif, répétitif, colérique. Mais en neuf vies (et plus), il est humainement impossible d’avoir tant écrit, d’avoir vécu autant, sans se tromper jamais, et c’est pourquoi on ne peut que pardonner ses faiblesses à ce diable d’homme.. Est-il bon, est-il méchant ? Là n’est plus la question car le brio fait tout supporter et beaucoup pardonner.
Si Léon Daudet restera surtout pour son oeuvre de mémorialiste, de polémiste et de critique littéraire, ses romans se révèlent dans l’ensemble plus que moyens. L’écriture de Daudet est typiquement un style de droite, à la fois puissant, riche, fleuri, et carré néanmoins. Un jaillissement constant, sans tarissement. À quoi s’ajoute une bonne humeur, une verve et un esprit rabelaisien qui lui sont en propre et ont quelque chose de revigorant et de roboratif. A dire vrai, Léon Daudet a un peu trop ébloui ses contemporains par ses dons jupitériens de polémiste, par le massacre joyeux des crétins, des traîtres, des routines, des conventions et des dessus de pendule auquel il se livrait chaque matin pour que sa mémoire se propage, mais une pantagruélique alchimie lui a néanmoins permis de se transmuer pour influencer quelques plumes stridentes jusqu’à nos jours..
Léon Daudet est un écrivain, journaliste et homme politique français, né le 16 novembre 1867 à Paris 4e et mort le 30 juin 1942 (à 74 ans) à Saint-Rémy-de-Provence.
Léon Daudet est le fils aîné d’Alphonse Daudet et de son épouse, Julia née Allard, le frère de Lucien Daudet et d’Edmée Daudet, future Mme André Germain. Son père, écrivain renommé mais aussi homme enjoué et chaleureux, a beaucoup d’amis. Les réceptions du jeudi de Mme Daudet attirent de nombreuses personnalités du monde de la culture. « Fils d’un écrivain célèbre et qui avait non seulement le goût, mais la passion des échantillons humains, depuis le vagabond de la route jusqu’au plus raffiné des artistes, j’ai été en relation avec beaucoup de gens3 ». Aussi Léon fréquente-t-il dès son enfance des écrivains et des journalistes, les uns, comme Gustave Flaubert, visiteurs épisodiques, les autres, comme Edmond de Goncourt, presque membres de la famille. Maurice Barrès, Émile Zola, Édouard Drumont, Guy de Maupassant, Ernest Renan, Arthur Meyer, Gambetta, entre autres, marquent ses souvenirs d’enfance. Il est également ami de jeunesse de Marcel Proust, alors inconnu.
Quoiqu’ayant bénéficié, lors de ses débuts à Paris, de la protection de l’impératrice Eugénie et du duc de Morny, Alphonse Daudet se targue de sentiments républicains, qu’il communique à son fils. Les grands hommes, chez les Daudet, outre la figure tutélaire de Victor Hugo, sont successivement Gambetta et Clemenceau. Au soir de la victoire électorale de Boulanger à Paris, le 27 janvier 1889, Léon Daudet et ses camarades étudiants lancent à tue-tête, dans les rues du Quartier Latin, des slogans hostiles au général.
Déjà, Léon Daudet est sensible aux sirènes de l’antisémitisme. La révélation antisémite lui est donnée en 1886 par la lecture de La France juive, d’Édouard Drumont, que son père fait publier chez Flammarion et Marpon en 1886. Dès lors, il le promeut au rang des grands génies de son temps. Eugen Weber parle d’une adhésion à la ligue antisémite dès la fin de la crise boulangiste, sans citer de source.
Après de brillantes études au lycée Louis-le-Grand, où il reçoit l’enseignement du philosophe kantien Auguste Burdeau, qui a déjà été, à Nancy, le professeur de Maurice Barrès, et qui entreprend une carrière parlementaire et ministérielle, il entame en 1885, des études de médecine qu’il mène jusqu’au bout, thèse exceptée. Il voit de l’intérieur le monde médical et fréquente des sommités comme Charcot jusqu’à son échec au concours de l’internat, en 1891. Cette expérience lui permet d’écrire Les morticoles (1894), caricature amère du monde médical, qui le fait connaître.
Son premier roman, L’Héritier, paraît en 1892, en feuilleton dans La Nouvelle Revue de Juliette Adam. En 1900, il est critique de théâtre au journal Le Soleil, collabore au Gaulois et à La Libre Parole. Il débute ainsi une carrière d’écrivain et de journaliste qu’il continue à un rythme enfiévré jusqu’à sa mort : il laisse environ 9 000 articles et 128 livres dont une trentaine de romans, une quinzaine d’essais philosophiques, des ouvrages de critique littéraire, des pamphlets (une dizaine), de l’histoire, et enfin ses Souvenirs, publiés avec succès de 1914 à 1921 qui restent son premier titre de renommée littéraire.
Le 12 février 1891, à Paris, il épouse Jeanne Hugo, petite-fille de Victor Hugo (celle-là même que le poète a célébrée dans L’art d’être grand-père), sœur de son meilleur ami Georges Hugo, à la mairie du XVIe arrondissement. Le mariage est civil, Victor Hugo ayant défendu à sa descendance la pratique du mariage religieux. Ce mariage lui fait découvrir de l’intérieur le monde qui gravite autour du poète national : sa famille et le parti républicain. Le beau-père de son épouse est Édouard Lockroy, homme de gauche, député de 1871 à 1913, ministre de 1886 à 1899. Le ménage n’est pas heureux et, le 21 décembre 1894, Jeanne quitte le domicile conjugal. Le divorce est prononcé l’année suivante. Jeanne Hugo épouse en secondes noces l’explorateur Jean-baptiste Charcot, puis en troisième noces un capitaine grec, Michel Négroponte. Pour expliquer l’antiparlementarisme et l’antirépublicanisme de Léon Daudet, Eugen Weber a parlé de réaction contre le clan Hugo et de haine pour Lockroy.
Quelques jours après le départ de Jeanne, Léon Daudet, accompagné de Maurice Barrès, assiste, pour le compte du Figaro, à la dégradation du capitaine Dreyfus. L’article qu’il rédige alors fait forte impression, tant l’écrivain y verse son venin méprisant de polémiste. Ses formules sont restées célèbres : « il n’a plus d’âge. Il n’a plus de nom. Il est couleur traître. Sa face est terreuse, aplatie et basse, sans apparence de remords, étrangère à coup sûr, épave de ghetto » (Le Figaro, 6 janvier 1895). Léon Daudet reste toute sa vie persuadé de la culpabilité de Dreyfus.
La publication de la brochure de Bernard Lazare, en novembre 1896, ne l’ébranle pas. Ce n’est pas le cas de tous, parmi son entourage. Le 7 décembre 1897, il assiste au premier dîner des balzaciens, lors duquel est consommée la rupture entre écrivains dreyfusards (Zola, France) et antidreyfusards (Barrès, Coppée, Bourget). Si Zola est encore de ceux qui, quelques jours plus tard, portent les cordons du poêle, lors des obsèques d’Alphonse Daudet, Léon le poursuit bientôt de sa haine, surtout après la publication du J’accuse. Alors qu’il est à même, plus tard, de reconnaître les vertus littéraires d’un Gide ou d’un Céline, il ne cesse de dénoncer l’influence néfaste de Zola sur la littérature et s’obstine à le surnommer « le Grand Fécal ».
S’il est encore républicain, Léon Daudet s’affiche alors clairement comme nationaliste et clérical. Le 19 janvier 1899, il assiste, avec sa mère, à la première réunion de la Ligue de la Patrie française, dont l’un comme l’autre ont été parmi les premiers adhérents. La même année, il entre dans la rédaction du Soleil, puis, en 1900, dans celles du Gaulois et de la Libre parole. Là, il se livre sans retenue au combat antidreyfusard et nationaliste, regrettant que ses appels à la résistance violente contre les ennemis de la Patrie et de la Religion ne soient pas suffisamment relayés par la presse dans laquelle il s’exprime. Ses attaques personnelles lui valent de multiplier les duels. Le premier l’oppose, en 1901, au député socialiste Gérault-Richard. En 1901 toujours, son antiparlementarisme s’exprime dans un ouvrage polémique : Le pays des parlementeurs.
Émancipé de l’ombre tutélaire de son père, Léon Daudet est devenu un homme d’influence. Exécuteur testamentaire d’Edmond de Goncourt, il est chargé, en 1900, au terme d’un procès avec les héritiers de l’écrivain, de mettre sur pied l’Académie Goncourt, dont il est élu l’un des dix membres. Au printemps 1903, il entre dans le comité exécutif de la Fédération nationale antijuive de Drumont, sans pour autant s’engager dans un militantisme actif.
Bien qu’il connût déjà Charles Maurras et Henri Vaugeois, c’est sa rencontre en 1904 avec le duc d’Orléans qui décide de sa vocation monarchiste, vocation renforcée par son mariage, en 1903, avec sa cousine Marthe Allard, qui partage ses idées.
L’affaire des fiches (1904), suivie de l’affaire Syveton, dans laquelle il s’obstine à voir un assassinat, renforcent son engagement dans la politique réactionnaire et anti-parlementaire. En 1908, il est l’un des fondateurs, avec Charles Maurras, Henri Vaugeois et Maurice Pujo, du quotidien L’Action française dont le financement est largement assuré par l’héritage que son épouse reçoit de la comtesse de Loynes, l’égérie de Lemaître et de la Ligue de la patrie française, dont il fréquente le salon. Il devient éditorialiste et rédacteur en chef, puis codirecteur à partir de 1917, tandis que son épouse tient la rubrique culinaire sous le pseudonyme de « Pampille ».
Léon Daudet est dès lors une figure de la vie culturelle et politique : articles polémiques au style populaire, vif et amusant, charriant les injures, voire les appels au meurtre, mais aussi essais, livres d’histoire et romans se succèdent à un rythme soutenu. Le personnage est un colosse truculent, sanguin, pittoresque, mangeant, buvant (plusieurs bouteilles de bourgogne par repas), écrivant, discourant sans cesse. Celui qu’on surnomme « le gros Léon » défraye la chronique, autant par ses écrits que par les duels que lui valent ses insultes et les coups qu’il donne ou reçoit au cours de manifestations qui se terminent souvent au poste.
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À partir de 1912, il entame une campagne dénonçant une prétendue infiltration des milieux des affaires et de la politique par des agents à la solde de l’Allemagne, campagne pour laquelle il produit de faux documents, ce qui lui vaut d’être condamné pour diffamation en 1913. Il continue cependant à répandre des accusations, souvent à tort, qui mènent à l’arrestation de Miguel Almereyda (affaire du Bonnet rouge et du Chèque DUVAL) lors de la Première Guerre mondiale en 1917, suivie de celles de Louis Malvy et de Joseph Caillaux, accusés de forfaiture et qu’il aurait voulu voir fusillés en compagnie d’Aristide Briand. L’ensemble de ses allégations furent « entièrement réfutées. » Son livre L’Avant-Guerre, paru le 5 mars 1913, voit ses ventes passer de 12 000 exemplaires à 20 000 en début du conflit. Entre fin 1914 et début 1916, il s’en vend 50 000 exemplaires de plus. C’est grâce à la persévérance de Léon Daudet que l’enquête contre Louis Malvy sera poursuivie, condamnant Louis Malvy à l’exil pour trahison. Les allégations de Léon Daudet seront confirmées par l’enquête judiciaire.
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Aristide Briand, onze fois Président du Conseil, huit fois ministre des Affaires Étrangères, est véritablement sa « tête de turc », qui avait inspiré à Clemenceau ces mots : « Un cabinet qui parle de la guerre sans jamais la faire » et « un pur-sang (lui) ne peut faire attelage avec une grenouille ».
Briand personnifie à ses yeux « la nocivité de la démocratie » et justifie sa haine du régime républicain. Dans ses mémoires politiques, il ne cesse de le traîner dans la boue, le faisant passer pour une « gouape », voire un « maquereau » ou un « souteneur ». Il justifie ces injures par une affaire d’outrage à la pudeur commis au « pré de Toutes Aides », quartier actuellement bien connu de Saint-Nazaire, et où il aurait trempé, et qui l’aurait fait condamner par le tribunal de Redon à un mois de prison avec sursis, le 2 novembre 1891. Ce jugement aurait été confirmé par la cour d’appel de Rennes le 2 février 1892, avant d’être définitivement annulé par le tribunal de Poitiers quelques années plus tard. Ce fait semble corroboré dans un ouvrage intitulé Homosexualité et Prostitution masculine à Paris-1870 à 1914, écrit par Régis Revenin et paru aux Éditions l’Harmattan. Cet ouvrage fait mention d’un article du journal de l’époque « L’autorité », devise : « Pour Dieu, Pour la France », interpellant tout à la fois Louis Lépine, Préfet le police, Georges Clemenceau, Président du Conseil, et dont le Ministre de la Justice, lors de la parution de l’article en question, les 13 et 14 mai 1908, n’était autre qu’Aristide Briand lui-même. Bien que l’esprit du passage du livre ci-dessus référencé démontre surtout l’exploitation faite des déviances de comportement réelles ou supposées dans le milieu politique des débuts du vingtième siècle pour déstabiliser les adversaires politiques de tous bords, la précision des faits et des dates est assez troublante, ce qui n’a pu échapper au sens aigu d’observation du « Gros Léon », relié par sa « goualante » méridionale et son gout immodéré de la polémique.
De 1919 à 1924, il est député de l’Union nationale à Paris, principal porte-parole des nationalistes et, même s’il estime plus tard avoir perdu là quatre ans et demi de sa vie, les occasions ne lui manquent pas d’animer les débats par ses boutades et ses invectives. Il est battu en 1924. Lire à propos de cette période « Député de Paris », publié vers 1932.
En 1923, son fils Philippe, âgé de quatorze ans, fait une fugue, tente de s’embarquer au Havre pour le Canada, puis rentre à Paris, où il prend contact avec des milieux anarchistes. Quelques jours plus tard, il se suicide dans un taxi. Une lettre à sa mère annonçait son intention de mettre fin à ses jours. Léon Daudet affirme dans un premier temps que son fils est mort d’une méningite, puis, quand le suicide est rendu public, il refuse toujours de l’admettre, soutient que son fils a été assassiné et porte plainte pour homicide volontaire et complicité contre plusieurs hauts fonctionnaires de la Sûreté Générale, accusée d’être une police politique au service du régime républicain. Le procès ayant confirmé le suicide et conclu à un non-lieu contre les inculpés, Léon Daudet refuse le verdict. Une « enquête » est publiée jour après jour dans l’Action française. Accusant de faux témoignage un des principaux témoins, il est condamné pour diffamation en 1925 à cinq mois de prison ferme.
En 1927, ayant épuisé tous les recours et se disant victime d’une machination policière, Léon Daudet transforme pendant quelques jours les locaux de l’Action française en Fort Chabrol avant de se rendre. Incarcéré à la Santé, il est libéré deux mois plus tard par les Camelots du roi, qui sont parvenus, détournant les communications téléphoniques de la prison et déployant des dons d’imitateurs, à faire croire à son directeur que le gouvernement lui ordonnait d’élargir discrètement le journaliste monarchiste et, pour faire bonne mesure, le député communiste Pierre Sémard.
De retour à Paris après avoir été gracié, il reprend sa place au journal et participe activement à la vie politique : il dénonce la corruption du régime, il prédit la guerre, soutient le fascisme de Mussolini mais redoute le relèvement de l’Allemagne et espère, lors de la manifestation du 6 février 1934, la chute de la République (la « Gueuse »), dénonçant Camille Chautemps (démissionnaire de la présidence du conseil depuis quelques jours en raison de l’affaire Stavisky) comme le « chef d’une bande de voleurs et d’assassins ».
Il souhaitait depuis plusieurs années l’arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir lorsque la défaite amène, pour reprendre l’expression de Charles Maurras, la « divine surprise ». Mais l’occupation allemande désole ce patriote résolument latin et viscéralement antigermanique, qui a depuis les années 1920 beaucoup tempéré son antisémitisme.
Il meurt en 1942 à Saint-Rémy-de-Provence, dans le pays des Lettres de mon moulin. Sa tombe est visible au cimetière de Saint-Rémy.
Il entreprend la rédaction de ses mémoires à quarante-sept ans en 1914, voulant offrir à ses lecteurs « un tableau véridique sans l’atténuation qu’apporte aux jugements un âge avancé ». Il les intitule Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux. Il a, dès son enfance, côtoyé des écrivains (du salon d’Alphonse Daudet au grenier Goncourt, du salon de Mme de Loynes à la création de l’Académie Goncourt), des scientifiques, des hommes politiques, des journalistes (du Gaulois au Figaro), des hommes de théâtre, et a été proche de nombre d’entre eux. Son sens de l’observation, son style enlevé et sa férocité lui ont permis de graver à l’eau forte des milliers de pages de portraits et d’anecdotes qu’on dirait saisis sur le vif.
« Nul n’a su comme lui faire le portrait au vitriol de ses contemporains, esquisser une silhouette en quelques traits mordants, décerner des surnoms qui collent à la peau, trouver la formule assassine qui étend raide l’adversaire, décrire avec une verve prodigieuse les ridicules d’un salon, d’une académie, d’une assemblée parlementaire, d’un tribunal, évoquer l’ambiance hallucinante des hôpitaux de sa jeunesse. Tout un monde, toute une époque, ressurgissent sous sa plume, avec les couleurs de la vie même. », rappelle Bernard Oudin, qui a établi les notes de l’édition de Léon Daudet : souvenirs et polémiques dans la collection Bouquins (1992).
Si ses romans – il poursuit toute sa vie une carrière de romancier avec un insuccès littéraire à peu près total – ont beaucoup vieilli, si son œuvre de polémiste ne suscite plus l’intérêt, ses Souvenirs restent une mine pour tous ceux que la IIIe République intéresse. Ils révèlent un réel bonheur d’écriture, surtout lorsqu’il s’agit de traîner dans la boue tel ou tel de ses ennemis politiques, notamment parmi les juifs et les dreyfusards. Comme si son incontestable talent ne pouvait s’épanouir que sur le terreau de la contestation, de la contradiction.
Mais ses jugements à l’emporte-pièce et ses partis pris souvent dictés par ses haines politiques n’empêchent pas des opinions originales et un anticonformisme qui l’a parfois fait classer dans les « anarchistes de droite », et lui a même permis de défendre des œuvres ou des auteurs auxquels son entourage traditionaliste était hostile. Ainsi a-t-il fait obtenir en 1919 le Prix Goncourt à Marcel Proust (pourtant de mère juive et surtout dreyfusard) qui le lisait et est resté son ami (Proust lui dédie Le côté de Guermantes), tenté sans succès de le faire attribuer à Céline pour Voyage au bout de la nuit, ouvrage alors honni par les patriotes, écrit, au grand dam de son clan, un article élogieux sur André Gide, loué Picasso et confié « qu’il n’a pas connu d’idéaliste plus complet que Marcel Schwob », alors que celui-ci était juif et dreyfusard.
«Le libéralisme, c’est l’individualisme, donc l’anarchie édulcorée. Il aboutit, en fait, à la finance, à la pire et à la plus dure des tyrannies : celle de l’or. Inutile d’insister sur le mécanisme par lequel il annihile toute originalité de pensée, puisqu’il ne table jamais que sur des moyennes»
Hervouët François-Xavier
« Léon Daudet, un réactionnaire aux avant-gardes »

Personnage controversé de son vivant, l’homme a occulté l’écrivain, qu’Hannah Arendt range dans la catégorie des « nihilistes », lorsqu’elle condamne « l’élite de jeunes intellectuels » formée par Barrès, Maurras et Daudet, au nom de l’antisémitisme qu’ils professent ouvertement, élite qu’elle rend coupable des crimes d’un Jules Guérin ou d’un Max Régis : « leur philosophie du pessimisme et leur délectation devant un monde condamné furent les premiers signes de l’effondrement imminent de l’intelligentsia européenne » [1][1] Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, L’Antisémitisme,…. Antoine Compagnon, reprenant les analyses de Raymond Aron, notait déjà à propos de Brunetière qu’Hannah Arendt « paraît s’ingénier à ne pas voir les drames de conscience qui déchiraient les hommes ». Antisémite, mais surtout antigermanique viscéral, Daudet lui-même reconnaîtra sur le tard qu’il est revenu de son antisémitisme, dans Paris vécu, paru en 1930 : « je ris quand j’apprends que des personnes me croient encore dans le même état moral vis-à-vis des fils de Sem qu’il y a trente ou vingt-cinq ans » [3][3] Voir Paris vécu, in Souvenirs et polémiques, Paris,…. Ce qui ne l’empêchera pas de continuer à assimiler juifs et allemands, peu avant qu’Hitler conçoive la « solution finale ».
Il n’est pas ici question de ré-instruire le procès de l’homme Léon Daudet, irrécupérable sur bien des points, mais d’interroger son œuvre critique, extrêmement abondante et sujet à polémiques lors de sa parution. Apparemment antimoderne, au sens où Antoine Compagnon définit cette notion à propos de Péguy , Daudet, à la suite de son maître Maurras, condense de manière particulièrement prégnante le refus des conceptions historique, philosophique, morale, théologique et esthétique, héritées du XIXe siècle, même si son antimodernisme est aussi un rationalisme optimiste qui le place, plus que beaucoup d’autres, plus que Thibaudet par exemple, aux avant-gardes artistiques, tant littéraire (Proust lui doit l’attribution du prix Goncourt pour À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Céline un soutien sans faille pour Voyage au bout de la nuit), que picturale (il fut l’un des premiers à mettre en avant l’œuvre de Picasso) [5][5] Voir à ce sujet l’hommage pour le moins surprenant… ou musicale (sa défense de Pelléas et Mélisandre de Debussy). Réactionnaire et avantgardiste, la figure de Léon Daudet est d’emblée duelle.
L’aspect le plus immédiatement visible de son œuvre critique est bien l’aspect polémique ; la mystique républicaine, scientifique et historique du progrès, fer de lance des utopies dix-neuviémistes, trouve en Daudet, « benjamin de la République » [6][6] Jean-Noël Marque, Léon Daudet, Paris, Éditions Fayard,…, un de ses plus farouches opposants. Coïncidence troublante, même si elle n’est que le fruit d’une chronologie de hasard, la vie de Léon Daudet, le contempteur le plus virulent sans doute du parlementarisme, épouse les sinuosités de l’histoire de la Troisième République. Né trois ans avant l’effondrement du Second Empire, il meurt en 1942, deux ans après la fin du régime qu’il n’a eu de cesse de fustiger. D’emblée inactuel, donc, le fils d’Alphonse Daudet, dès sa vingtième année, s’inscrit en réaction contre son siècle :
Né dans le dernier tiers du XIXe siècle et mêlé, par la célébrité paternelle, à l’erreur triomphante de ses tendances politiques, scientifiques et littéraires, j’ai longtemps participé à cette erreur, jusqu’à environ ma vingtième année. Alors, sous diverses influences, notamment sous le choc des scandales retentissants du régime, puis de la grande affaire juive, et des réflexions qui s’ensuivirent, le voile pour moi se déchira. Je reconnus que les idées courantes de nos milieux étaient meurtrières, qu’elles devaient mener une nation à l’affaiblissement et à la mort, et que baptisées dans le charnier des guerres du premier Empire, elles mourraient sans doute dans une autre charnier pire [7][7] Le Stupide XIXe siècle, op. cit., Introduction, p…..
C’est ainsi que le voit Bernanos, tel Chateaubriand, « Inutile Cassandre », prophète du désastre, dans Les grands Cimetières sous la lune :
Plus qu’aucun des nôtres, au contraire, il est fait pour la sueur d’agonie, pour cette autre espèce de larmes purificatrices, plus intimes et plus profondes, que virent couler, une nuit entre les nuits, les oliviers prophétiques. Certains êtres que rien n’assouvit, ne sauraient trouver leur rafraîchissement dans l’eau vive promise à la Samaritaine, il leur faut le fiel et le vinaigre de la Totale Agonie [8][8] Georges Bernanos, Les grands Cimetières sous la lune,….
Dans le tragique d’un destin assumé, il se rapprocherait de Sorel ou Péguy. Combat d’arrière-garde plus que d’avant-garde sans doute, dans le refus de la modernité scientifique, dans celui de voir la critique littéraire entre les mains des positivistes. Pour autant, Daudet est de ces personnages bicéphales, qu’on ne peut réduire au polémiste virulent et vitupérant. En cela aussi, il s’éloigne des antimodernes, dans le retravail, avec une constance qui pourrait tenir de l’acharnement si l’humour n’était aussi présent, des mêmes portraits, des grands hommes politiques et littéraires. Pour Julien Benda, « c’est du tir à la carabine. Il écrit n’importe quoi, calomnie les gens en se tordant de rire » [9][9] Voir Bernard Oudin, Préface aux Souvenirs et polémiques,….
Ce serait oublier un peu vite cet acharnement même à portraiturer sans cesse les mêmes figures politiques et littéraires du XIXe siècle ; la répétition indique déjà un programme, l’intention de dresser un panorama sans cesse affiné et réaffirmé. Plus encore, c’est oublier que dans ce travail de mémorialiste, le vitriol le dispute à l’admiration : derrière le polémiste perce le mémorialiste. C’est, exemple parmi tant d’autres, Balzac contre Sand et Hugo, Baudelaire contre le Parnasse, Leconte de Lisle, Heredia et Régnier en tête : Daudet raisonne par confrontation, évaluation comparative. Ainsi dans la conclusion du Stupide XIXe siècle : « je fais seulement remarquer qu’à ces valeurs véritables, authentiques, ont été préférées, par le siècle, en général, des valeurs fausses. Nous l’avons vu, chemin faisant : Hugo a été préféré à Mistral, Taine à Fustel. L’influence d’un Renan a été infiniment supérieure à celle d’un Joseph de Maistre » [10][10] Le Stupide XIXe siècle, op. cit., p. 1327.. Ce que souligne Marcel Proust, qui distingue justement le polémiste du mémorialiste, et parle de « double état que nous avons de la pensée de Léon Daudet, dans sa polémique et dans ses souvenirs », ou encore :
Je veux parler impartialement de ce dédoublement du regard, considérant les mêmes êtres, sous l’aspect de l’action et sous celui de la rêverie, et dire qu’il me donne dans ses livres de Souvenirs, au-delà de la verve inouïe du récit et de la peinture, l’impression mystérieuse d’une espèce d’âge d’or [11][11] Marcel Proust, « Un esprit et un génie innombrables :….
En cela, il est fidèle à Maurras, dans sa préférence pour les écrivains « classiques » du XIXe siècle. Le culte qu’il voue à Barbey d’Aurevilly n’a de mesure que la haine viscérale à l’encontre de Zola. Lui-même souligne à plusieurs reprises la sincérité qui l’habite dans cette entreprise de réévaluation du XIXe siècle, et prend soin de distinguer le polémiste du mémorialiste :
Il n’entre nullement dans mes intentions d’écrire ici un pamphlet. Je veux montrer les choses et les gens dans leur lumière de l’époque, quitte à noter par la suite leurs déformations et leurs dégradations. Je n’atténue rien mais je ne force rien. Ces pages n’auront aux yeux des lecteurs qu’un mérite : la sincérité dans l’exactitude [12][12] Fantômes et vivants, op. cit., p. 21..
A la fois en retard et en avance sur son temps, il n’est pas pour autant nostalgique, passéiste ou pessimiste, disciple en cela de Maurras qui, à l’âge de vingt ans, lui apporte une révélation qui éclairera le sens de ses engagements à venir. Davantage sceptique par esprit critique — son modèle reste tout au long de ses écrits les Essais de Montaigne, plus que Les Pensées de Pascal — il n’identifie pas réaction et retour en arrière, dans la nostalgie d’un âge d’or perdu. En cela, il est loin des antimodernes, ce que soulignait déjà Maurice Clavière en 1943, pour qui Daudet incarnait le contre-courant d’une décadence. Ses Souvenirs sont en effet écrits contre le mal du siècle précédent, la décadence. Contre le prétendu esprit de progrès, Daudet ne cessera de polémiquer et d’affirmer la déchéance continue d’un siècle qui se complairait dans ses « chimères démocratiques » [14][14] Fantômes et vivants, op. cit., p. 10. en passant à côté de ses génies littéraires. Plus grave encore, l’idéal démocratique est pour lui une erreur funeste :
On aura beau tourner et retourner la question dans tous les sens, on en arrivera toujours à ce point que des millions de français ont payé de leur vie les sottises, même solennelles, même rythmées, même et surtout grandiloquentes, issues d’abord de la Réforme, puis de la Révolution, et vénérées au XIXe siècle [15][15] Le Stupide XIXe siècle, op. cit., p. 1328..

Dès lors, la critique de Daudet est résolument moderne, dans l’affirmation réitérée que la France connaît aujourd’hui le « chemin de la délivrance ». Il s’agit bien de lier ici réaction et modernisme, ou plus exactement de voir en quoi cet antimoderne est aussi profondément moderne, car authentiquement réactionnaire. C’est sans doute là un trait fondamental de Daudet, que met en valeur Proust, qui le compare à Saint-Simon, alors que pour Pierre Dominique, il semble surgi tout droit du XVIe siècle.Montaigne ou Saint-Simon, qu’importe, Daudet est inactuel, réactionnaire et moderne, comme lui-même aime à se définir. Ainsi, dans Le stupide XIXe siècle, à propos des libéraux :
Vous distinguerez d’emblée le libéral à la crainte qu’il a d’être taxé de réactionnaire. Est-il rien de plus beau, de plus net, de plus harmonieux, de plus efficace aussi, je vous le demande, que de s’affirmer en réaction contre la sottise et le mal, ceux-ci eussent-ils pour eux le nombre et la force ? Comment le corps humain sort-il de la maladie ? Par la réaction. […] Que nous dit la Raison ? qu’il faut réagir. C’est la vie et c’est le salut. Mais qu’il faut réagir à fond, et persister dans la voie de la réaction choisie, si l’on veut aboutir à quelque chose [17][17] « Stupidité de l’esprit politique », Le Stupide XIXe….
Pour lui, la réaction n’est donc pas un retour en arrière, mais une reconstruction, ce qu’il souligne à de nombreuses reprises, notamment dans Vers le Roi : la réaction est la promesse d’une victoire :
Il est urgent de montrer à la nouvelle génération les erreurs de sa devancière, de lui faire voir à quel point elle a raison de tourner le dos aux chimères démocratiques, qui nous ont mis là où nous en sommes. Il m’a paru que mon expérience, que mes épreuves rendraient ainsi service aux admirables garçons qui se lèvent en ces jours contre la république, pour le salut de leur nationalité en péril. Éclairé par la vérité politique, par la vérité royale, qui précède et commande la quadruple santé militaire, littéraire, scientifique et artistique d’un splendide pays tel que le nôtre, éclairé par la doctrine du grand Maurras, je me retourne vers les ténèbres où nous nous agitions il y a vingt-cinq, quinze et dix ans et j’extrais nos larves, nos vaines rumeurs, nos nuées. Camarades, voici le paquet, voici les écoles que nous avons faites. Ah ! Combien vous avez de bonheur de ne plus croupir dans ces insanités, de connaître le chemin de la délivrance ! [18][18] Fantômes et vivants, op. cit., p. 10.
Réactionnaire, Daudet est alors avant tout un redresseur de torts impénitent, acharné à promouvoir, contre la prévalence du romantisme, une autre littérature — celle qui hérite et suit la filiation des véritables modernes : les classiques.
LA CRITIQUE LITTÉRAIRE AUX RISQUES DE LA POLITIQUE
Si Roland Barthes définit la littérature de gauche comme « production des écrivains de gauche », c’est-à-dire fruit d’une idéologie, il précise aussitôt que « notre enquête doit commencer, dans ce moment où les écrivains de gauche, définis et rassemblés par les opinions qu’ils professent […] s’effacent pourtant derrière leur œuvre, imposent silence à leur personne et laissent apparaître derrière eux la littérature dans sa solitude et son énigme, debout sous le regard véritable de l’Histoire » [19][19] Roland Barthes, « Écrivains de gauche ou littérature…. Par-delà les options idéologiques que la littérature servirait, existe-t-il chez Daudet autre chose qu’une « disculpation de la littérature », pour reprendre encore une expression de Barthes ? Autrement dit, l’idéologie a-t-elle réduit à rien le nécessaire silence d’une littérature qui ne s’inscrirait qu’au regard de l’Histoire ?
S’attaquant au XIXe siècle, sa bête noire, celle qui lui inspira les pages les plus cinglantes, dans l’emploi d’une ironie mordante, la critique de Daudet se veut avant tout systématique — politique, littéraire, philosophique, morale, scientifique, pour suivre l’ordre des chapitres du Stupide XIXe siècle. Lui-même fut tour à tour étudiant en médecine, romancier, journaliste, critique littéraire, mémorialiste, homme politique. Aborder sa critique, c’est donc, avant tout, saisir l’entreprise même de la critique dans le sens que lui assigne Daudet. Ainsi, dans l’avant-propos de Études et milieux littéraires,
La critique littéraire n’a jamais été qu’un chapitre de cette critique générale qui contrôle les phénomènes de la vie. Ce point de vue, cependant fort simple, paraît avoir échappé à la plupart des écrivains, même réputés, qui ont esquissé ou dressé des tableaux et tableautins de notre histoire littéraire; il n’a pas échappé aux érudits du XVIe et du XVIIe siècles — dont Montaigne est le type achevé — qui, par delà les textes, cherchaient l’homme, le style et les causes, avec le moyen de les rattacher [20][20] Études et milieux littéraires, Paris, Éditions Grasset,….
L’idéal critique de Daudet tient tout entier dans ces quelques lignes, qui expliquent ses réticences à l’égard de Taine. Être le Montaigne de son siècle, non le critique « pontifiant, et en bonnet carré » [21][21] Ibid., p. 21. dans les salons, type comique que Daudet voit tout droit sorti de Molière. Il ne suffit en effet pas pour lui d’étudier le milieu pour comprendre l’œuvre; il faut aussi appréhender la littérature dans la production littéraire d’un écrivain ou d’un groupe littéraire comme singularité, c’est-à-dire résistance au milieu, « la platitude, ou l’insincérité ou l’incompréhension environnante » [22][22] Ibid., p. 3. Sur Baudelaire, Verlaine et Moréas, voir…. D’où la mise en avant de Baudelaire, qui « apparaissait à ses contemporains, saturés de sottise, comme inclassable, comme morbide », alors que Daudet voit en lui « le coup de vent du XVIe, sur les chemins du Vendômois ». En cela, Daudet critique se rapproche une fois encore des vues de son maître Maurras, qui voit par exemple dans l’œuvre poétique de Renée Vivien un « baudelairisme central, profond, générateur » [23][23] Charles Maurras, Le Romantisme féminin, Paris, Éditions…. Baudelaire, aristocrate de l’esprit et du style, rejoint ainsi Ronsard. Même constat pour Verlaine, « aristo du sentiment », et plus encore pour Moréas, « poète divin », à qui « l’amer et orgueilleux breuvage de la méconnaissance fut versé à pleines coupes, suprême libation d’un siècle détaché du lyrisme naturel, uniquement attentif aux rhéteurs, aux hurleurs et aux échevelés des deux sexes ». Pour Balzac, Daudet est encore plus explicite :
Brave Balzac, courageux Balzac, que de fois j’ai songé à lui, à sa jugeote tourangelle, en exil parmi ces nains boursouflés, à sa bonhomie laborieuse, à ses embêtements d’argent, à sa recherche enfiévrée de sa vraie compagne, qui l’a toujours fui ! En voilà un qui eût mieux fait de naître au XVIe siècle, dans cette effervescence cordiale, dans ce tumulte harmonieux, parmi ces femmes tragiquement passionnées, cultivées, et si belles, plutôt que dans ce bric-à-brac qu’il chérissait, comme certains chérissent leur diminution et leur mort [24][24] Études et milieux littéraires, op. cit., p. 1230-1….
C’est finalement cela que Daudet reproche par dessus tout à Taine et Brunetière : avoir manqué par esprit de système, dévouement aux marottes du positivisme et du romantisme, les plus grands auteurs de leur siècle, ceux qui surent innover tout en restant classiques. Ainsi l’analyse de Taine ne peut-elle tenir, car elle ignore dans son influence « déterministe » (Claude Bernard, Spencer et Stuart Mill sont explicitement visés) « un auteur ou une œuvre en réaction violente contre le milieu et ses suggestions » [25][25] Ibid., p. 3.. Le cas de Brunetière est encore plus durement traité, et son œuvre qualifiée d’« inconsistants travaux de hérissé dogmatique, contradictoire et bien pensant »
Derrière la mise en accusation des plus influents critiques littéraires du siècle perce, on l’aura compris, le même reproche, formulé à propos de Sainte-Beuve, celui des trois le plus épargné, car le plus proche de la méthode critique même de Daudet :
La déveine du XIXe siècle français a voulu que son plus grand critique, et un des plus grands critiques de tous les temps, Sainte-Beuve, ait eu précisément la vision troublée (d’abord par l’amitié et l’amour, puis par la haine) quant à l’aberration romantique. (Sa liaison avec Mme Hugo, et la brouille consécutive entre les deux hommes) Toujours que c’est quant à l’absurdité foncière du romantisme (si digne de son fouet) qu’il est le moins mastigophore. Dieu sait si sa célèbre malignité, tant reprochée (alors que l’indulgence outrancière est le pire des vices chez un critique) eût pu trouver là l’occasion de s’exercer ! Enfin Sainte-Beuve, remarquable et plutarquien quant aux personnalités, et au rattachement des œuvres à ces personnalités, s’occupe plus des sinuosités capricieuses des courants littéraires que de leurs sources et de leurs embouchures [27][27] Ibid., p. 1225-1226..
Et Daudet de parfaire alors l’œuvre du maître beuvien, sans complaisance, attaché — la métaphore fluviale l’illustre, qui revient sans cesse sous sa plume — à éradiquer « l’aberration romantique » [28][28] Ibid., p. 1219-1252. à sa source : la Révolution française, et bien avant cela, la Réforme du XVIe siècle. Derrière le mémorialiste attaché au trait saillant, portraitiste des grands hommes à la manière de Sainte-Beuve, perce l’historien, un critique empathique, qui récuse Taine et Brunetière au nom d’une critique générale, d’une vision historique, d’une téléologie littéraire. La démonstration de cette filiation quelque peu fantaisiste est menée par Daudet dans deux ouvrages théoriques, l’Hérédo et Le monde des images. Daudet y conçoit l’histoire comme mouvements de l’esprit humain; au critique alors de remonter aux causes, tâche que Daudet assigne à son entreprise, lorsqu’il défend Fustel de Coulanges contre Renan, ou critique le « manque de vues générales » de Michelet, qu’il oppose au Discours sur l’histoire universelle de Bossuet. Dans les deux cas, est fustigée l’absence de mise en lumière des déterminantes humaines, « placé sur un promontoire intellectuel d’où l’on distingue les causes, leurs mouvements sinueux, leurs affluents, leurs embouchures, comme un tracé de fleuve lumineux » [29][29] Sur les grands critiques et historiens du siècle, voir…. En ce sens, Daudet lie catholicisme (le sens précis du divin dans l’histoire) et histoire, construit une histoire littéraire et philosophique de l’esprit européen ouvertement duelle, non sans un certain manichéisme. D’un côté, le catholicisme et la monarchie française, de l’autre la Réforme luthérienne et « l’assombrissement de l’esprit européen par la négation du miracle » [30][30] Op. cit., p. 1189.. Kant et Rousseau sont considérés comme les enfants de la Réforme, qui mènent à la Révolution française [31][31] Ibid.. En lecteur attentif de Hugo — on pense ici à la Préface de Cromwell — Daudet voit en effet dans le romantisme la Révolution en littérature : Kant, en séparant monde extérieur et intérieur dans son criticisme transcendantal, ébranle la raison occidentale, mène à Fichte, et partant, au cycle des affrontements franco-allemands.
C’est, en résumé, par cette assimilation entre Réforme, Révolution et Romantisme que Daudet suit la définition que lui-même avait donné de la critique. Impossible donc de dissocier chez lui ce qui a trait aux sphères politique, religieuse, de ce qui est spécifiquement littéraire. En ce sens, il incarne à merveille la figure du « critique de droite », dans la mesure où l’engagement politique, c’est-à-dire le substrat idéologique, conditionne la lecture même des œuvres littéraires, et vice versa. La démonstration est parfois forcée, et tient de la pétition de principes, notamment lorsqu’il est question d’établir la filiation entre Réforme religieuse, antigermanisme et Révolution française, Daudet se contentant d’une comparaison toute littéraire :
Quelle est la part de la Réforme, mêlée à sa fille sanglante la Révolution, dans l’esprit et le corps du XIXe siècle français ? Considérable. Bien mieux, totale. Je comparerai ce bloc de l’erreur, réformée et révolutionnaire, à un immense quartier de roc, placé à l’entrée du XIXe siècle français et qui en intercepte la lumière, réduisant ses habitants au tâtonnement intellectuel [32][32] Ibid..
Daudet est ici authentiquement réactionnaire, à l’arrière garde, dans une conception binaire de l’histoire littéraire : Moyen-Age et Renaissance culminent chez lui dans le XVIe siècle, véritable âge d’or avant la décadence, qui s’ouvre avec le mouvement des Lumières, à l’aune duquel il juge sans complaisance l’ensemble de la production littéraire du XIXe siècle. Le raccourci est facile et peu novateur, qui identifie apogée de la monarchie française avec acmé de la littérature, et servirait une fois encore les intérêts d’une démonstration idéologique, si cette dernière n’était portée par une vision proprement littéraire de l’idéal humaniste, idéal sur lequel Daudet revient longuement dans Études et milieux littéraires. Commençant par dénoncer de manière assez peu originale [33][33] Voir notamment Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence,…l’affaiblissement des humanités gréco-latines dans le programme des études scolaires, il en vient à rappeler la position de Maurras. Mais cette mise en avant de l’idéal humaniste fournit une clé d’explication plus littéraire que politique au sentiment de décadence que fustige Daudet : les plus grands auteurs du XIXesiècle sont ceux qui possèdent cette érudition due au contact et à la connaissance approfondie des Anciens. Ainsi s’éclaire sous un autre angle l’opposition entre Taine et Fustel, et la mise en avant de Sainte-Beuve :
La supériorité incontestable de Sainte-Beuve, déjà nommé, en matière critique, et de son jugement sur les morts — car il était envieux des vivants — découle de sa vaste érudition antique. Comme Montaigne, il est farci, truffé, du meilleur latin et du meilleur grec, au point que ses Lundis et Nouveaux Lundis les plus célèbres et ses études d’envergure — Chateaubriand, Proudhon, etc., — semblent des réminiscences des grands commentateurs du XVIe siècle. Il est né quelques trois siècles trop tard, avec un bagage de connaissances, un esprit étymologique et syntaxique, un sens de la réalité qui le dépaysent parmi ses ignares et tumultueux contemporains [34][34] Études et milieux littéraires, op. cit., p. 27-28..
C’est donc tout un système clos, où idéologie et littérature se renvoient, que construit Daudet. En cela, il est difficile de déterminer de prime abord si ce qui l’emporte chez lui est considération politique, empathie personnelle, ou encore admiration pour l’œuvre. Certains auteurs détonnent en effet dans le système politique : la mise en avant de Rimbaud, ou de Verlaine — et pas seulement du Verlaine converti, qui eussent pu lui paraître comme les types achevés du décadent — n’est qu’un exemple de cette ambiguïté, comme si l’auteur littéraire perçait derrière et malgré le polémiste politique [35][35] Voir notamment Le stupide XIXe siècle, op. cit., p. 1186,…. Même chose pour Diderot, pourtant maître d’œuvre de l’Encyclopédie, contre laquelle Daudet n’a pas de mots assez durs. Ce qu’il reproche finalement si violemment aux auteurs qu’il critique n’est pas tant le choix d’une option politique ni même l’affiliation au romantisme honni que le manque de culture littéraire « classique » :
Il y aurait beaucoup à dire sur l’erreur des savants spécialisés, qui croient que la science peut se passer de culture générale. Il n’est connaissance qui ne soit reliée aux règles fondamentales, générales, de l’esprit, elles-mêmes établies avec une sécurité, une rigueur, une ampleur magistrales et dans des termes intimement reliés aux racines de notre langage, par les philosophes grecs et les moralistes latins [36][36] Études et milieux littéraires, op. cit., p. 34..
L’anti-intellectualisme affiché de Daudet — l’érudition de la Sorbonne au tournant des XIXe et XXe siècles est ici visée — le mène à explorer un autre champ possible : le problème de l’œuvre dans sa réception. Pas question, certes, ici, d’horizon d’attente, mais l’idée que l’histoire littéraire se doit de rendre compte de l’histoire des œuvres comprise comme rapport entre l’œuvre et son public. D’où cette conclusion sans appel : « la puissance de création et d’ordre d’un écrivain, en prose ou en vers, d’un critique ou d’un philosophe, sera proportionnée à l’étendue de ses études classiques en grec et en latin » [38][38] Études et milieux littéraires, op. cit., p. 36.. C’est en vertu de cet idéal humaniste que Baudelaire est arraché par Daudet à la tourbe romantique, dans le tour classique, le rythme, propres à la poésie latine. C’est en cela aussi que la critique de Daudet est profondément novatrice, non sans un certain paradoxe : ce sont ses options réactionnaires et la condamnation de la décadence qui lui permettent de saisir certains auteurs comme singuliers en leur siècle, car palimpsestes inspirés. Parti d’une critique idéologique car anti-révolutionnaire, il en vient à considérer de manière proprement littéraire ce qui fait d’un auteur un classique, dans une optique qui rappelle l’analyse proustienne des chefs-d’œuvre. C’est parce qu’ils sont inactuels que ces auteurs sont appelés à créer leur propre postérité. Le palimpseste est alors la condition d’une vie de l’œuvre littéraire.
LÉON DAUDET, OU « LE RYTHME INTÉRIEUR »
Interrogeant les rapports entre critique littéraire et politique, Daudet réécrit une histoire littéraire qui, malgré la critique empathique qu’il pratique — son père est mis au panthéon des auteurs du XIXe siècle — revient sur et exhume quelques-uns des auteurs alors oubliés et décriés. C’est d’abord le retour au classicisme, dans un panthéon des auteurs humanistes et classiques que les romantiques avaient peut-être hâtivement enterrés. C’est en effet une histoire littéraire par courants littéraires et mouvements qu’il esquisse : face au romantisme et au naturalisme, il met en avant Stendhal, Balzac, Barbey d’Aurevilly; contre le théâtre de Hugo, il place au premier plan celui de Musset ; les raisons de ces choix ne sont pas qu’idéologiques, elles tiennent finalement à la mise en cause du romantisme comme idéologie du progrès — il faut se démarquer à tout prix — occultant les autres cercles littéraires. C’est finalement contre une forme supposée de monopole du romantisme dans les lettres que Daudet s’insurge. Ainsi s’attache-t-il à opposer au sein même du XIXe siècle deux grandes littératures : l’une, romantique, emphatique et boursouflée, expression d’un désaccord entre l’idée et son expression; l’autre, classique ou plus exactement humaniste. La pléiade romantique est ainsi décriée car elle occulte la pléiade mistralienne, qui accomplit une œuvre aussi capitale que celle de Ronsard et Malherbe : elle entreprend « une immense besogne d’enrichissement de la langue, en même temps qu’elle donn[e] à notre littérature des chefs-d’œuvre sans rivaux : Mireille, Calendal, La Grenade entr’ouverte » [41][41] Études et milieux littéraires, op. cit., p. 6.. C’est la figure de Mistral, que Daudet n’a de cesse de mettre en avant, car dans son entreprise de promotion du romanisme, il assure « la soudure entre les deux parlers français », alors que la pléiade romantique « ne va nulle part, ne se donne aucun but, et ne s’appuie sur aucune érudition, dans aucun domaine, pas même architectural ». Il manque alors au romantisme, de part ses options révolutionnaires et modernistes, le sens du lien, une intention et un but qui ne soient pas seulement d’enthousiasme. C’est aussi le sens de sa définition du style comme intensité : « l’intensité littéraire, qui est le don, et sans laquelle il n’y a pas d’écrivain, tient à la puissance de reviviscence des racines étymologiques dans l’esprit ». Par ce biais, il rejoint dans la définition de la création littéraire les préoccupations philologiques de son temps.
Pour lui, qu’est-ce finalement qu’une grande œuvre ? Ni critique thématique, ni attaché à la réception, Daudet reste tributaire des catégories traditionnelles, mais met en avant une idée nettement plus novatrice, celle même de Proust : à partir de l’idée que l’invention, la nouveauté littéraire, s’ancrent dans la tradition, il soutient que « les humanités ont le privilège d’apprendre à qui les fréquente, de connaissance certaine, que rien n’est nouveau sous le soleil, et que personne n’invente rien qui ne soit encore une tradition et un legs » . La réaction qu’il incarne et préconise le conduit en effet à considérer que toute œuvre novatrice est d’abord inactuelle, en attente d’une réception adéquate ; tel ce jugement très proustien à propos de la peinture :
C’est un art étrange que la peinture où toute nouveauté, plus violemment encore qu’en musique, étonne, rebute, irrite non seulement le public, mais la plupart des amateurs, des critiques et des marchands de tableaux. Puis, au bout de quelques années, les choses se tassent, les œuvres contestées ou raillées prennent leur place et leur rang et quelquefois se muent en chefs-d’œuvre. […] les gens croient que l’innovateur — lequel n’est souvent qu’un continuateur incompris — se moque d’eux [45][45] Fantômes et vivants, op. cit., p. 26..
Appliquant quelques années plus tard, dans Le stupide XIXe siècle cette analyse à l’ensemble des productions de l’esprit humain, Daudet déclare que « l’esprit réformateur, ou rousseauiste, ou révolutionnaire (c’est tout un), présume lui-même cette erreur foncière — et meurtrière des idées générales — qui consiste à croire qu’on innove sans continuer. Tout novateur véritable est un continuateur »
Qu’en est-il finalement de l’œuvre même pour Daudet ? Étrange et improbable synthèse entre nouveauté et tradition classique, elle incarne la réunion féconde d’une sensibilité ou d’une subjectivité, et de l’esprit français. Au carrefour des humanités et de l’inspiration créatrice, la définition de l’œuvre littéraire que pose Daudet est étrangement novatrice, « rencontre entre la mémoire héréditaire, ou atavique, et la mémoire, ou l’observation, individuelle. D’ailleurs la généralisation nous serait impossible, sans la mémoire héréditaire, et l’abstrait est une condensation, une concentration du concret, repris par l’alambic de cette mémoire » [47][47] Études et milieux littéraires, op. cit., p. 2.. Est-ce à dire que chaque œuvre, chaque grande œuvre littéraire établit la synthèse entre une singularité novatrice et l’ensemble des œuvres qui la précèdent ? Tout chef-d’œuvre pousserait sur les autres chefs-d’œuvre du passé, revisités et sans cesse réincarnés en chaque œuvre, carrefour d’une individualité et d’une histoire ? Le mystère de la création est alors saisi dans cette synthèse entre inspiration et re-travail, élan et application; le chef-d’œuvre est :
D’abord la puissance, l’originalité originelle de la conception, prose ou vers, et ensuite la personnalité du style. Il y a entre la première et la seconde, un lien mystérieux qui permet à l’auteur en transe d’embrasser, en quelque sorte, d’un seul regard l’ensemble et certains détails […] L’art consiste à ordonner ensuite cette espèce de coup de foudre mental, ou, comme dirait Bourget, cette psychoclasie [48][48] Le Stupide XIXe siècle, op. cit., p. 1246..
D’où le reproche le plus grave lancé par Daudet à la critique d’ambiance que pratique Taine
Je vois avec Goethe, avec Dostoïevsky et avec Ibsen, l’aboutissant d’une chaîne héréditaire. L’auteur lutte par le choix des mots et par la qualité du verbe, contre la rêverie indéterminée de son esprit. Il lutte, en tant qu’homme contre la pression de la nature hors de nous et en nous — en nous, c’est-à-dire contre les instincts déchaînés — il lutte enfin contre l’ambiance [49][49] Ibid., p. 74..
Ainsi s’explique sans doute mieux l’aversion de Daudet pour la littérature romantique, dans la mesure où il lui manque cette « énergie déflagrante », cette « atmosphère miraculeuse » [50][50] Ibid.. En somme, le romantisme pèche à la fois par excès de subjectivité, manque de rigueur dans la recherche des grandes lois de la nature et par pauvreté de l’inspiration. Issu du criticisme transcendantal qui consomme une rupture entre l’esprit et le monde, il mène pour Daudet la philosophie française dans l’impasse, telle celle d’Émile Boutroux, attaché à démontrer la contingence des lois de nature. Contre la mystique contingente et l’irrationnel du projet romantique, il appelle de ses vœux le retour à la recherche de causes premières. On ne peut porter plus grave accusation à son encontre, quand on connaît le projet même de ses fondateurs, Hugo en tête. Dès lors, Daudet retourne contre le romantisme l’argument qu’on n’a cessé de lui imputer : confondre littérature et politique, en « utilisant les lettres pour des fins moins nobles, la politique républicaine »
Ainsi Daudet nous est-il apparu comme le dernier classique, ou plus précisément le dernier humaniste [52][52] Pour lui, « l’absence d’humanisme, chez un auteur,…, refusant de séparer, de contingenter critique littéraire et engagement politique, éthique serait-on tenté d’affirmer. Héritier revendiqué et assumé de cet idéal séculaire qu’il ne cesse de mettre en avant, ce n’est plus tant l’idéologie que l’idéal littéraire qui le guide dans ses choix, certes partiaux. Tel, pour finir, le portrait de Hugo, le XIXe incarné, portrait que, plus que tout autre, il ne cesse de rebrosser, avec acharnement, tout au long de ses souvenirs. Dans la mesure où il demeure encore au début du XXe siècle le fer de lance du romantisme, il n’est pas étonnant que Daudet lui ait réservé ses piques les plus aiguisées, parfois mesquines (sur sa vie privée notamment, et sa liaison avec Juliette Drouet, alors qu’il ne tient pas rigueur à Sainte-Beuve de sa liaison avec Mme Hugo), souvent injustes, mais toujours drôles. Hugo, le cabotin, Tartuffe au naturel — la comparaison qui fait de Hugo le sujet idéal d’une comédie moliéresque reviendra souvent sous sa plume [53][53] Sur Hugo, voir notamment Le Stupide XIXe siècle, op….. Que lui reproche-t-il au juste ? D’incarner l’ensemble des défauts romantiques : antirationalisme, démocratisme, croyance en l’esprit de progrès, méconnaissance des humanités. Incarner le siècle dans ses excès et sa grandeur, tel est sans doute le péché que Daudet ne peut pardonner à Hugo. Pour autant, derrière le polémiste, perce l’admiration de l’auteur pour l’œuvre, admiration transmise par son père, intime de Hugo. C’est alors bien plutôt le mouvement parnassien et par dessus tout le naturalisme, comme point d’achoppement du romantisme, qui sera dénigré par Daudet : Flaubert, Maupassant, et par dessus tout Zola, antithèse vivante de ses positions. Ce qu’il reproche au romantisme, au-delà de ses options politiques et de sa position de rupture, c’est de mener à Zola : « le naturalisme n’est que l’aboutissement naturel du romantisme » [54][54] Ibid., p. 1236., il est « le romantisme de l’égout » [55]
C’est alors faire, comme ses contemporains, le procès du naturalisme, cette littérature de notation, au nom d’un étroit matérialisme, qui nie le « rythme intérieur des sentiments et extérieur des émotions qui les expriment » [56][56] Ibid., p. 1238. : le réalisme et le naturalisme sont un matérialisme réductionniste. En cela, Daudet n’est pas enfermé dans l’arrière-garde littéraire et artistique, mais s’inscrit pleinement au cœur de la « crise du roman » qui bouleverse la fin du XIXe siècle, pour mieux faire signe vers la problématique moderne de l’œuvre d’art, telle que l’ont posée Proust ou Céline : il est le dernier humaniste, au pays des avant-gardes.
Abécédaire succinct: