De Roger Nimier, on garde le souvenir du petit génie des lettres, esthète exalté, qui arrêta d’écrire à 26 ans, terrassé en Aston Martin après dix ans d’abstinence romanesque par un mal de vivre qu’il transfusa dans la vitesse et la provocation. L’enfant terrible des années 1950, le libertin désenchanté, l’insolent dandy qui s’en était pris aux moralistes revanchards de la Libération, aux fossoyeurs de l’Algérie française, le bad boy qui raillait le strabisme de Sartre et la tuberculose de Camus, est aujourd’hui fêté et discuté comme le totem de l’après-guerre.
Roger Nimier a combattu dans la catégorie mi-lourd de la littérature. Ses uppercuts ont dérouté son époque. La rapidité de ses déplacements, l’efficacité de ses esquives lui ont valu mauvaise réputation. Reste le style, l’Histoire ne l’a pas encore momifié. Musicien de la langue; orchestrateur, chacun de ses textes est accompagné d’une harmonie impalpable et pourtant ronde, cuivrée. Ce goût de la taquinerie, ce petit sadisme humoristique, cette grimace à peine sensible, étaient le dernier reste d’une blessure que l’indifférence du dandy n’arrivait pas à cacher.
« Nous sommes quelques-uns dont les traits communs sont un certain sérieux, un besoin de vérité, un air sombre. Mais les choses sont établies de telle sorte que nous faisons figure d’esprits légers. Nous ne respectons ni les lois, ni les êtres qui nous gouvernent. Nous ne faisons pas leurs prières : lecture quotidienne et suivie des journaux de la République, discussions hebdomadaires sur le Cours des Choses, contribution à la Conscience morale universelle…Nous sommes les libertins du siècle. » Roger Nimier, Le Grand d’Espagne
Le 31 octobre 1925, il vint au monde. Roger Nimier reçoit une éducation catholique et libérale, couvé par une mère violoniste et un père ingénieur, inventeur de l’horloge parlante. Très bon élève, il a l’arrogance des premiers de la classe mais n’hésite pas à chahuter dans les cours de récréations, se tient par sa précocité en marge des autres, suscite la passion de ses professeurs. Petit garçon rond, un peu bourru, il souffre de la tranquillité. Son père meurt des suites d’une typhoïde alors qu’il a 14 ans. Il a une forte et haute idée du rôle qu’il joue au sein de sa famille. À la fois chevalier servant et mousquetaire, il est avant tout un provocateur. Nimier est, comme le dit Michel Tournier, qui fut son condisciple au lycée Pasteur de Neuilly, « d’une terrible maturité ».
Jusqu’à la libération, sa passion des livres emporte tout : lecture, mais aussi fabrication de brochures, pastiche, parodie, anthologie. Il se divertit dans le seul pays du style. Sa précocité sans équilibre et son tempérament vigoureux, soumis à la pression puritaine, subissent un refoulement qui éclatera à la libération dans l’obscénité débridée des premiers romans et de la correspondance. Engagé volontaire à 19 ans au deuxième régiment de hussards de Tarbes en mars 1945, le jeune Nimier sera démobilisé en août sans avoir combattu. Il rêve de combats sur le Rhin et en Indochine. Il ne dépassera pourtant pas Vic-en-Bigorre, avant d’être rapidement démobilisé. Ses faits d’armes ? Avoir lu Pascal en Pléiade à 600 kilomètres du front.
Roger Nimier, toujours impatient, partage son temps entre l’université, une mission de philatélie, et les lectures les plus variées. Pour prétendre à la gloire, se met en devoir de faire bonne figure dans un combat. Le royalisme assurera position et posture. « Je suis plus bête que coupable. Croyez-vous que je changerai un jour ? J’ai bien peur d’être né comme ça. ». Son âge l’ a mis à l’abri de la guerre et son extraordinaire précocité intellectuelle le dispose à occuper une place importante dans le paysage. L’échec de son premier roman l’Etrangère l’a conduit à un changement d’orientation, un durcissement de l’inspiration et du ton. Il fait en sorte que ses dons ne puissent passer inaperçu. Pour répliquer au RPF créé au printemps 47, l’idée d’un mouvement politique était née à gauche parmi les écrivains et journalistes. En février 48 paraissait dans la presse l’appel du comité pour le Rassemblement Démocratique Révolutionnaire : parmi les signataires figure Sartre. Pour répliquer à cela, Roger Nimier tance dans la revue gaulliste Liberté de l’Esprit «Nous ne pensons pas que la guerre soit nécessaire ou fatale. Nous pensons que nous serons peut-être contraints de la faire. Et comme nous ne la ferons pas avec les épaules de Monsieur Sartre ni avec les poumons de Monsieur Camus, et encore moins avec la belle âme de Monsieur Breton…» Le scandale établit la réputation fasciste du chroniqueur. En dépit d’un rectificatif publié, Camus, tuberculeux ne pardonnera jamais.
Son cinglant premier roman, Les Épées, s’ouvre par une scène de masturbation sur une photo de Marlène Dietrich, « ça commence par un petit garçon plutôt blond qui laisse aller ses sentiments » et se poursuit par l’engagement du héros, amoureux de sa propre soeur, dans la milice !
Tout le roman va systématiquement jouer de la provocation en détournant les valeurs qui structurent la société française d’après-guerre. Roger ne défend pas plus les vaincus, qu’il ne croit à la morale de la résistance. Au moment où il est opportun de se découvrir démocrate et résistant, il s’obstine dans les rangs adverses, dont il mesure d’ailleurs la médiocrité. Il ira jusqu’au bout de la provocation. Privilégiant en lui la colère, parce qu’elle contraint à sortir de la mollesse et de l’indifférence, Nimier marque clairement sa différence: il ne s’interdira rien.
Le Grand d’Espagne: « On s’est employé, depuis plus de cinquante ans, à démontrer que rien n’avait de valeur, qu’il n’y avait pas d’absolu et que tout était permis. Aujourd’hui que la barbarie s’est déchaînée, on propose un retour en arrière. Les sceptiques d’hier affirment tout à coup qu’il y a des vérités nécessaires. » … « Les défauts que je vous recommande sont la frivolité, la discrétion, la pudeur, la débauche et un peu de vieillesse sans excès. »
« Nous sommes quelques-uns dont les traits communs sont un certain sérieux, un besoin de vérité, un air sombre. Mais les choses sont établies de telle sorte que nous faisons figure d’esprits légers (…) Nous sommes les libertins du siècle. »
Du printemps à l’automne, trois livres paraîtront, Nimier atteint une forme d’accomplissement qu’il ne retrouvera plus de son vivant. Mais cet écrivain de 24 ans ne veut pas s’appesantir. Contre son grand roman le Hussard bleu l’unanimité se fait par le biais de la dernière phrase. « Tout ce qui est humain m’est étranger ». Est t’il sérieux ? Comme à son habitude, Nimier se gausse du confort du lecteur. Le roman prend la forme d’une succession de monologues intérieurs et ne répond à aucune logique si ce n’est l’absurde. Il propose à cette occasion comme définition du hussard : « Militaire du genre rêveur qui prend la vie par la douceur et les femmes par la violence. » Sanders est un cérébral, un sentimental qui déteste l’effusion : « Voilà l’ennui des femmes qui font trop bien l’amour. Elles nous rendent en larmes tout le sperme que nous leur donnons. »
Nimier termine ses romans par des phrases aussi choquantes pour le bourgeois que : « Je préfère rester fasciste bien que ce soit baroque et fatigant ». Sanders justifie son attachement à la Milice : « Les Anglais allaient gagner la guerre. Le bleu marine me va bien au teint. Les voyages forment la jeunesse. Ma foi, je suis resté. » Sanders encore : « Devant mes yeux dansaient les images des dernières années de la France. Je venais d’avoir vingt ans, ça c’est une vérité. Cet âge ment sans arrêt. Sans doute ai-je insulté mon pays plus qu’un autre. Plus qu’un autre, il m’a déçu. » Le Nimier essayiste disait peu ou prou la même chose. Le dépit l’emportait sur la colère. La partie était perdue. Idéaliste sans illusion, Nimier menait le combat pour les siècles qui l’avaient précédé. En décembre 1952, Bernard Frank, 23 ans écrit, dans Les Temps modernes, alors en pleins remous, un papier intitulé « Grognards et hussards » où il associe sans le savoir pour l’éternité Nimier, Blondin et Laurent comme porte-drapeaux d’un groupe de jeunes écrivains qu’il traitera « de fascistes par commodité ».
Les Hussards étaient nés. « Comme tous les fascistes, les hussards détestent la discussion. Ils se délectent de la phrase courte dont ils se croient les inventeurs. Ils la manient comme s’il s’agissait d’un couperet. À chaque phrase, il y a mort d’homme. Ce n’est pas grave. C’est une mort pour rire. » En porte flingue de Sartre, Frank semble vouloir officialiser la restauration d’un courant idéologique qui, depuis la fin de la guerre, se serait avancé en ordre dispersé. L’article de Bernard Frank vise à la fois à riposter au nom des temps modernes sur le même ton que ces trublions verbeux et à jeter le discrédit sur des écrivains prometteurs. « Ils aiment les femmes , les autos , la vitesse , les salons , les alcools , la plaisanterie . » l’écrivain Raymond Guérin est acide lorsqu’il parle de Nimier dans la Parisienne d’octobre 1953 : « Ce propre d’ignorer le doute, cette manie de la riposte fulgurante, cette parure de fausse rigueur, ce ton qui défie pour défier, ce chiqué fringant, cette virtuosité de rhéteur, cette arrogance de parvenu qui se veut aristocrate, tout cela je le lis à nu chez le petit Nimier. » Proclamé par Frank comme chef de file, les esprits ont tout lieu d’être irrités, ou saturés par Roger Nimier: six livres en trois ans, trois autos dont une Jaguar, des succès féminins qui ne sont pas plus discrets, la tumultueuse direction d’Opéra où les aînés admirés ne sont pas eux-mêmes épargnés. Au sommet de sa gloire et de son art, le voici de nouveau survivant sans raison ni cause à l’heure d’un bilan prématuré. A seulement 26 ans, en suivant les conseils de son ami, son maître, Jacques Chardonne, il fait un serment de mousquetaire qu’il tiendra trop bien « Je te jure de ne plus publier de romans avant 10 ans, si la terre et Nimier durent 10 ans. » Roger Nimier, que son travail romanesque ne satisfaisait pas, a vu dans le cinéma une nouvelle voie d’expression. Son premier scénario est l’épisode français du film de Michelangelo Antonioni, les vaincus (I Vinti).
Louis Malle, ex-assistant du commandant Cousteau pour Le monde du silence palme d’or 55, propose à Nimier d’adapter un polar : Ascenseur pour l’échafaud. Miles Davis, visionnant deux fois le montage du film, improvise la bande musicale en une nuit. Remporte le prix Louis Delluc 57, Nimier flirt quelque temps avec l’actrice principale Jeanne Moreau. Scénariste et/ou dialoguiste ensuite quatre autres films à relatif succès (pour Antonioni, Curt Siodmak, Alexandre Astruc).
Nimier, lassé des discussions, de la gué-guerre des clans, du conformisme, préfère s’absorber dans un vrai métier et cultive ses brillantes amitiés. Persistant dans son abstinence romanesque, il entame son parcours d’éditeur chez Gallimard, qu’il va d’entrée consacrer à ramener ses protecteurs sur le devant de la scène littéraire. Nimier orchestre avec la plus grande délicatesse le retour de Céline. Effet garanti, il fait s’indigner une partie de l’opinion par ses interventions dans l’Express et à la télévision. Il disait de lui: » Encore une fois, il est très naturel de ne pas aimer Céline. Lui non plus n’aime pas tout le monde. Le Diable et le bon Dieu se disputent très fort à son sujet. »
Nimier avait adopté Céline, Aymé, Chardonne et plus encore Morand. Uniquement des orfèvres, ainsi qu’une belle liste de proscrits. Quand, en 1953, Gallimard fait de lui un éditeur, il les défend contre l’opprobre jetée sur leurs noms et leurs oeuvres. Il ne s’agissait pas d’une provocation, mais bien plutôt d’une affaire d’esthétique et de filiation. Nimier était un auteur de droite. Une droite catholique, royaliste, ennemie de Vichy, qui soutint de Gaulle avant de le défier lorsque ce glorieux général, les yeux rivés sur les chiffres de la croissance, décida d’abandonner l’Algérie. Nimier, chez Gallimard, n’est pas un nanti. Le patron l’aime bien, la famille aussi mais il n’est pas l’un des pontes de la maison. Lorsqu’il quitte le Nouveau Fémina, il perd une belle source de revenus ; son niveau de vie s’en ressent, il vend sa voiture. Nimier papillonne, au point de faire oublier le sérieux de son travail d’éditeur ; c’est lui qui symbolise le plus l’échec des hussards, lui le plus prometteur, à qui tout semblait sourire. Plus prisonnier de sa propre lassitude que du commandement de Chardonne prescrivant 10 ans d’abstinence; ses extravagances, ses aventures ont entamé l’impertinence de son talent.
Le 28 septembre 1962, alors que, après un silence romanesque de dix ans, il vient de remettre le manuscrit de son D’Artagnan amoureux. Il retrouve une ravissante romancière à la longue chevelure blonde, 27 ans, grande, ambitieuse et fine ; Sunsiaré de Larcône. Ils passent à la rédaction d’Elle, boivent quelques verres à un cocktail et prennent finalement l’autoroute de l’Ouest dans la fameuse Aston Martin. Ils roulent à plus de 160 Km/h. Soudain, le cabriolet fait une embardée en amorçant un « freinage à mort ». Le véhicule est pulvérisé. Les passagers n’ont survécu que quelques heures à leurs blessures. La mort de Roger Nimier, 36 ans, avec à ses côtés la jeune Sunsarié, insolente de grâce, incite à construire une de ces tragiques fins qui conviennent bien aux jeunes hommes tristes. Tout y est : voiture de sport, alcool, blonde fatale. Sans oublier le les dernières lignes prophétiques de son roman Les enfants tristes : « le seul avantage serait d’acheter une voiture de course qui me permettrait de me tuer : cela me donnerait ce côté humain et touchant qui me manque prodigieusement, si j’en crois les critiques. »
J’arrête d’écrire si la terre et Nimier durent dix ans » écrivit t-il en 53. Nimier ne durera pas dix ans. Son avis de décès brave l’interdiction d’écrire. Mais chez lui le silence n’a jamais rimé avec la prudence. Plutôt avec exigence et intransigeance. Un mois après sa mort sort son « d’Artagnan Amoureux ». Trop intelligent, pas assez épais pour être bâtisseur et visionnaire ? Violente, atroce et effrayante, cette mort a marqué les contemporains de Nimier, ses amis mais aussi ses ennemis. Pour certains, ce fut un deuil irréparable. C’est Antoine Blondin qui a les sanglots les plus mélodieux et les plus douloureux, dans un numéro spécial de la revue Accent grave, sur le thème Roger Nimier, un an après : « Roger Nimier me manque comme au premier jour de sa disparition. Un canton en moi, raisonnable ou futile selon qu’on l’envisage, a essayé de s’insurger contre cette carrière de frère siamois déchiré à laquelle je m’abandonnais. » C’était pourtant une mort d’époque, presque banale dans son tragique.
Les années 1960 voient des voitures trop rapides rouler sur les routes trop vieilles de la France d’avant et les écrivains, qui ne sont jamais des gens très prudents, si non ils ne seraient pas écrivains, paient un lourd tribut à ce nouveau Moloch moderne : l’accident de la route. Sensiblement à la même époque, c’est Albert Camus qui se tue à bord de la Facel Vega de Michel Gallimard mais aussi Jean-René Huguenin qui fracasse son destin dans la tôle quelque part entre Paris et Chartres sans compter Françoise Sagan qui réchappe miraculeusement de la carcasse d’une Aston Martin, décidément tueuse patentée. La mort prématurée de Nimier a marqué, certes, mais elle a aussi masqué. Masqué qui était vraiment l’auteur du Hussard bleu et la portée de son oeuvre romanesque et critique. Le plus compliqué, quand on parle des grands écrivains, c’est de faire la part entre la dette et la légende. Entre l’image qu’ils ont renvoyée d’eux ou que l’on a construite et la vérité d’un génie qui n’est pas forcément là où on l’imagine.
Une époque de désordre frappe toujours ceux-qui agissent avec grâce. Nimier rendait leur noblesse aux termes que la mode naïve des intellectuels réprouve. Sa gentillesse féroce était en équilibre sur ce qui fuit et ce qui nous menace. Il aimait l’amitié robuste au point de ne pouvoir relire Vingt ans après et Le Vicomte de Bragelonne. Peut-être a-t-il, par la vitesse, voulu rompre avec un monde qui refuse la marche à pied le long des routes qui conduisent aux pèlerinages. La beauté nous vient « reproduite » par les disques, la radio, la télévision, les magazines. L’insolence de Nimier cachait sa jeune amertume en face d’une hâte où les muses attendent, immobiles, qu’on daigne leur rendre visite. Lorsqu’il se débarrassait vite des chefs-d’œuvre, je voyais dans son œil la condamnation d’un régime qui nous empêche de les rejoindre sans la méthode de l’auto-stop. Bref, c’est encore la fuite d’un de ces solitaires expulsés par le Suicide Club d’une société qui se dépersonnalise. Jean Cocteau – Roger Nimier un an après
Entretien à la Proust avec François Billetdoux
A quel age avez-vous décidé de devenir écrivain ? Je n’ai pas décidé. J’avais quatorze ans. Mon professeur de Français m’a montré du doigt, devant toute la classe, en m’ordonnant d’explorer le cœur féminin. C’était pour se moquer de moi.
A quel métier songiez-vous auparavant ? Celui d’officier. Trouvez-vous une différence ? On met également en prison les écrivains et les officiers.
Quelle est votre province ? La Bretagne, qui enfonce un coin puissant au travers de la France, domine à Montfort-l’Amaury, tient Montparnasse et vient expirer au pied du Franc-Tireur des Ternes.
Quels sont les peuples que vous préférez ? Avec l’Angleterre, I’Irlande, l’Ecosse, le Pays de Galles, la France, l’Espagne et le Portugal, nous ne manquons de rien.
Quels sont les peuples que vous aimez le moins ? Je me serais passé des Allemands.
Avez-vous des opinions politiques ? J’étais monarchiste. Et maintenant ? Mgr le Comte de Paris l’interdit.
Pourquoi n’avez-vous rien publié depuis près de dix ans? A la suite d’un vœu. Un vœu d’ordre littéraire ? Absolument pas. Pourquoi semblez-vous malheureux ? Jacques Chardonne répond à cette question, en la prenant à l’envers. Il dit : « Je n’ai jamais été malheureux. » Il ajoute « Tous mes amis sont vivants. » Il faut boire pour oublier. J’y ai songé.
Que pouvez-vous boire Le Romanee-Conti, le Mouton. Rothschild, le Château Cheval Blanc, le Château d’Yquem, le Chateau d’Harlay, le vin de Champigny, le vin de l’Aubance, les champagnes fougueux, le Tavel nuiteux, le cidre et l’eau, si difficile à rencontrer. Je possède également la connaissance des bières.
Etes-vous bien doué pour les sens ? Je les connais. En faites-vous grand usage ? Non. Et la vie de l’esprit ? Non. Pourtant, vous étiez un prodige en philosophie, jadis ? Un athlète en philosophie. Pas un prodige.
Et du côté catholique ? Je suis catholique romain. Rien d’autre ? Je suis aussi catholique breton. Quels sont les thèmes principaux de votre œuvre ?. Mais faites vite. Je n’ai rien fait de mal.
Pourquoi achetez-vous des voitures si rapides ? Ce sont elles qui m’achètent, quand je les vois. Combien de livres avez-vous lus ? Douze mille peut-être mais depuis longtemps. Quel âge avez-vous ? Bientôt trente-six ans. Vous êtes-vous fait à cette situation ? Elle me paraît mince. Est-ce que c’est le débit de votre parole qui a pu vous faire traiter d’insolent ? Personne ne comprend ce que je dis. Il faudra que je fasse poser des freins.
Avez-vous des manies intéressantes du point de vue littéraire? Le goût des corrections répétées avec des encres de couleurs. C’est le seul moyen de rapprocher la littérature de la peinture, si amusante. Etes-vous- historien par nécessité ou par conjoncture ? C’est rassurant. C’est passé. C’est vrai. Il n’y a rien de mieux à demander.
Que faites-vous en général ou qu’aimeriez-vous faire vers 17 heures 45 ? (heure plutôt crépusculaire en moyenne). Je signe mon courrier tapé par ma secrétaire, Mlle de Mab. C’est le crépuscule de la pensée.
Votre style de vie vous pousse-t-il vers le château ou la chaumière ? Le château de Vaux n’est pas mal.
Vous qui êtes cycliquement, maladivement riche, très riche ou très pauvre, quel vous semble le meilleur point de vue moderne sur le plan économique ? Le Communisme breton me plairait. Il existe par de petits côtés : la pomme de terre, qui vaut bien la truffe, est très répandue. La mer, qui console si bien de la terre, est vaste. Parmi les très rares études sérieuses traitant du « marché » cinématographique, il semble que le goût du spectateur moyen pour les salles obscures doive être en principe attribué au fait qu’on peut y embrasser sa voisine, plus facilement que dans un passage clouté.
Est-ce qu’à votre avis l’évolution actuelle du cinéma français dépend de cette nuance statistiquement importante ? C’est probable. Dans cette perspective les productions à grand spectacle sont des distractions néfastes.
Préférez-vous considérer les actrices comme des femmes ou comme des monstres ? Des observations minutieuses m’ont conduit à penser qu’il s’agissait de femmes. Eprouvez-vous de l’attirance pour certaines matières non assimilables par l’organisme humain, comme la fourrure, le bois des îles, le diamant brut, et le linoléum ?
Pour bien d’autres encore, par exemple les couteaux, qui ne s’absorbent pas sans danger. Y a-t-il une idée ou un slogan qui vous vienne à l’esprit au moins une fois par jour ? Oui. J’aurais dû faire du journalisme. Dans une maison, quelle est la pièce que vous préférez ?
La cuisine pour y lire la nuit. Dans une maison, quel est le meuble que vous préférez ? Le lit ou le frigidaire. Sous quelle forme Dieu vous tracasse-t-il ? Angoisses et remords à cinq heures du matin. Interrogations métaphysiques à onze heures. Contemplation des gouffres à seize heures trente. Approches théologiques vers minuit.
Est-ce une impression ou bien vous retenez-vous d’établir enfin un vade mecum de l’honnête homme, que vous êtes en principe un des rares aujourd’hui à pouvoir composer ? Je n’ai jamais pensé à me composer. Encore moins les autres. Mais pourquoi me posez-vous ces questions ? Parce que j’en ai assez de m’interroger moi-même toute la journée. **
« « Ça commence par un petit garçon plutôt blond qui laisse aller ses sentiments. Le visage de Marlène Dietrich, plein de sperme, s’étale devant lui. Sur le magazine grand ouvert, le long des jambes de l’actrice, des filets nacrés s’entrelacent comme la hongroise d’argent sur le calot d’un hussard. Les épées.
Il y a des termes défendus:la guerre, la vie…Ça n’existe pas, comme vous le précisera n’importe quel adjudant. On connaît des guerriers, des hommes, responsables, lucides, prisonniers de cette lucidité. La guerre est une invention des historiens, comme la vie a été dénichée dans les poubelles par les philosophes. Ils ont vu quelque chose qui bougeait,un oeil grisâtre et tendre, ça leur a remué le coeur, la vie! Et maintenant, ça se tue, ça saigne e partout… Heureusement qu’on peut mettre ces spectacles dégoûtants sur le compte de la guerre. La guerre, comme les famines, les tremblements de terre…N’ayez crainte, ils feront un vaccin contre la guerre. Et si ça ne suffit pas, ils feront un vaccin contre la guerre. Et si ça ne suffit pas, ils feront un vaccin contre l’homme. » Roger Nimier, Les Epées
« Il est plaisant de réclamer l’Europe à grands cris. Elle ne naîtra pas sans un centre, une volonté. Aujourd’hui, c’est le rôle de la France. Mais par un sentiment de modestie ou d’impuissance qui perd nos Européens, ils refusent à l’avance cette place magnifique et proposent de se fédérer autour du Grand-Duché du Luxembourg. Leur idée n’est pas que l’Europe sera plus forte, plus riche, plus menaçante au besoin. Ils veulent qu’elle soit faible et vaste, si vaste et si faible qu’elle attendrisse les nations de proie. Ils rêvent d’une immense Suisse, d’une bergerie universelle. Ces imprudents devraient craindre que ce champ clos n’apparaisse comme un excellent terrain de manoeuvres pour ces grands voyages touristiques
qu’on appel les expéditions militaires. » Roger Nimier, Le Grand d’Espagne