
Philippe Ariès s’est affirmé, au cours des années 1970,comme le pape, pionnier et théoricien de l’histoire des mentalités. Étrange et pénétrante destinée pour celui qui se présentait modestement comme un historien du dimanche. Par son souci d’interdisciplinarité confinant à l’ethnologie voire à la psychanalyse, il laisse une oeuvre originale par les conditions de sa réalisation et les implications historiographiques qu’elle a provoquées. Multiforme, les thèses de ce vulgarisateur hors pair ont été analysées aussi bien dans les milieux de la démographie, de la sociologie, de la psychologie, de la médecine, de l’éducation que de l’histoire ou par les acteurs sociaux. C’est à partir de ses intuitions libres et novatrices que tout un nouveau savoir s’est esquissé.
Philippe Ariès est devenu un précurseur dans l’exploration des mentalités, c’est à dire « la recherche des sentiments collectifs profonds, inaperçus et inavoués ». Ne pouvant plus supporter cette conception qui fait de l’histoire une leçon de choses, Ariès renverse la table. « J’étais poussé par une sorte d’anarchisme de droite à souligner comme une valeur les limites du pouvoir central qui n’intervenait qu’à de rares occasions et presque jamais dans la vie quotidienne. »
Mort en 1984, l’historien Philippe Ariès laisse derrière lui une œuvre majeure dont les titres les plus connus sont Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie (1948), L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), et son chef d’œuvre L’Homme devant la mort (1977). Ce dernier ouvrage lui valu d’entrer l’année suivante à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Pourtant, au regard de son itinéraire, cette postérité arrive tardivement.
Merci à Guillaume Gros
On distinguera deux niveaux dans la réception. D’une part, ce que l’on peut appeler la bibliographie de la réception des ouvrages de l’historien par la presse. D’autre part, la réception ou la postérité des thèmes développés par Philippe Ariès et de leurs usages dans tous les domaines des sciences humaines de Ivan Illich à Françoise Dolto.
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Pionnier, Philippe Ariès le fut aussi dans son rôle de directeur de la collection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui », chez Plon, quand il publia, en 1961, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, le premier livre de Michel Foucault. Au même moment, il soutenait par fidélité, dans les colonnes de Nation française, ses amis de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) alors emprisonnés. Fidélité, écrit-il dans le jour- nal dirigé par son ami Pierre Boutang, reçue en héritage, fidélité qui « s’établit à la jointure du social et du biologique » et qui ne peut être dis- cutée. Fidélité à sa culture familiale royaliste et à sa culture Action française. Paradoxalement, l’épisode algérien est l’ultime sursaut du mili- tant des années 1930 qui rompt définitivement avec l’Action française, un processus de dépoliti- sation entrepris, de façon imparfaite, dans le contexte de l’Occupation grâce à l’orientation vers une histoire des « structures », embryon de ce qui devint plus tard «histoire des mentalités ». Ce moment est un temps fort dans l’itinéraire de Philippe Ariès : le choix d’une façon de faire de l’histoire pour se dégager du militantisme et de l’histoire conservatrice à la Jacques Bainville, dans laquelle il a baigné durant sa jeunesse, tout en intégrant sa culture traditionaliste, celle de son enfance.
Pionnier dans le choix de ses sujets et dans sa manière de faire de l’histoire, son œuvre est ignorée par l’Université qui se méfie de cet intrus, directeur d’un centre de documentation sur les fruits et agrumes tropicaux, d’ailleurs longtemps considéré comme un « marchand de bananes » pour reprendre les termes d’un mandarin de la Sorbonne. Un « non » universitaire qui, de surcroît, évolue après 1945, dans les milieux conservateurs et traditionalistes quand triomphe alors dans l’Alma mater le matérialisme historique. Cependant, celui qui tenta vainement à deux reprises, en 1939 et 1941, l’agrégation n’est pas tout à fait l’«historien du dimanche » qu’il décrit dans son livre d’entretien avec Michel Winock.
Il n’est pas non plus un traditionaliste borné qui serait fermé à toute nouveauté, comme le montre, entre autres, le regard original qu’il porta sur Mai 68, attentif à la redécouverte de thèmes qui lui étaient chers, tels la décentralisation ou les cultures populaires. Son métier dans la documentation, où il fut l’un des premiers à appliquer l’informatique, lui lais- sait une certaine liberté que l’historien sut mettre à profit. Marginal, il reçut tout de même un soutien actif de la part de l’Institut national des études démographiques (INED), où Alfred Sauvy avait remarqué dès 1948 son Histoire des populations françaises.
Ses livres furent régulièrement primés par l’Académie, où il comptait de solides amitiés telles Daniel Halévy et Gabriel Marcel, et où il tenta d’ailleurs de se faire élire en 1966. Une autre singularité de ce franc-tireur, qui peut apparaître comme une incongruité aux yeux des historiens français, est le succès rencon- tré dès 1962 aux États-Unis par la traduction de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime. Succès salutaire qui contribua à le faire accepter en France quand, dans la foulée de Mai 68, les thèmes de l’enfance et de la vie familiale donnè- rent une actualité nouvelle à son œuvre et à sa façon de pratiquer l’histoire des mentalités, identité capitale dans sa conquête de légitimité au cours des années 1970.
Un héritage politique
Pour comprendre ce choix précoce des mentalités, il faut donc revenir bien en amont de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, qui n’est jamais que l’aboutissement de jalons posés dès l’Histoire des populations françaises, dont le sous-titre – « et leurs attitudes devant la vie depuis le 18e siècle » – est déjà en soi un manifeste. Ni, au sens strict du terme, une histoire de la population ni une histoire de la démographie française, l’ouvrage (une somme de près de six cents pages) a pour ambition de saisir, au-delà des variations de la natalité, de la longévité, de la répartition des densités, des mouvements de population, les « changements plus profonds et plus secrets de la mentalité humaine, de l’idée que l’homme se fait de lui-même». La première partie est composée de monographies régionales alors que la seconde, centrée sur les attitudes avec les chapitres « L’enfant dans la famille », « Les techniques de la vie », « Les techniques de la mort », traduit déjà les préoccupations de l’historien. La grande interrogation qui parcourt l’Histoire des populations fran- çaises est de comprendre à quel moment les hommes ont cessé d’adopter à l’égard de la vie une conduite spontanée et quasi primitive dans leur rapport avec les naissances pour choisir une attitude raisonnée. Passage d’une civilisation de l’instinct à une civilisation raisonneuse tendant vers le malthusianisme, et révolution qui s’opère sur fond de progrès et de révolution des techniques. Le questionnement de Philippe Ariès, intimement lié à sa culture traditionaliste et à son itinéraire politique et intellectuel, trouve sa source dans le contexte de l’Occupation, moment crucial dans sa vocation d’historien et dans la genèse de ses choix historiographiques.
Débutant ses recherches sur les populations dès 1943, il a rédigé l’essentiel de son texte au cours de l’année 1945, n’y apportant que d’ulti- mes retouches début 1946. Choix singulier, d’ailleurs, que cette rédaction quasi monacale durant une année si riche en événements. Il fut tiré de cette solitude par son ami Pierre Boutang pour codiriger Paroles françaises, un hebdomadaire qui mena une croisade en faveur de l’amnistie des épurés. Cette solitude était aussi une façon de fuir la politique, une tenta- tive encore maladroite de prendre ses distances avec une forme d’engagement sans pour autant renier sa culture politique. Comme l’écrivait le philosophe Michel Foucault à la mort de Philippe Ariès, « une certaine manière de voir et d’aimer sa tradition avait fait découvrir à ce tra- ditionaliste une autre histoire ».
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Avant de s’intéresser à la naissance de la vocation d’un historien pendant la guerre, il convient donc d’évoquer la nature de cet héritage politi- que si impérieux. Philippe Ariès est né en 1914 dans une famille royaliste, où il mena une vie « fascinante, parmi tout un monde d’objets et de souvenirs qui évoquaient l’Ancien Régime, la Révolution, l’émigration, la résistance à la Révo- lution, un folklore qui enchanta mes années d’enfance ». Ce folklore et cette relation naïve ou spontanée avec le passé, comme il se plaît à l’évoquer dans le premier chapitre du Temps de l’histoire, furent mis à mal par la politique, quand la famille Ariès épousa pleinement les choix de l’Action française. L’éducation catholique intransigeante qu’il reçut au collège des Jésuites Saint-Louis-de-Gonzague contribua à cette socialisation politique précoce, scandée par quelques événements qui forgent un caractère. La condamnation de l’Action française par le pape en 1926, « la bulle Unigenitus de mon enfance », constitue un réel traumatisme pour le collégien âgé de 12 ans. Sa mère qui tomba alors gravement malade refusa de renoncer à la doctrine comme le souhaitait le prêtre de la paroisse avant de pouvoir lui donner l’absolution : « Il fallut trouver en hâte un prêtre ami. Finalement elle survécut. » La famille Ariès ne redoutait pas d’assumer une forme de marginalité sociale et politique au nom de ses idées. Une expérience essentielle pour le jeune militant en herbe, conforté dans ses choix par la lecture quotidienne de L’Action française, puis par son engagement chez les « Lycéens et collégiens d’Action française » qui, d’après lui, aurait joué un rôle beaucoup plus important dans sa formation que l’enseignement reçu au lycée. Ce processus de politisation le conduit naturellement à collaborer, entre 1936 et 1939, au bimensuel étudiant du mouvement de Charles Maurras, L’Étudiant français. Se présentant lui même comme « doctrinal et violent » et recoupant largement la ligne éditoriale de L’Action française, L’Étudiant français permit à toute une génération d’intellectuels maurrassiens de faire ses classes et d’obtenir la confiance des caciques du mouve- ment lors de rencontres dans différents lieux de sociabilités de l’Action française. Philippe Ariès se plia aux rites initiatiques et au culte de la pensée du maître. Il participa notamment à la campagne de presse menée en faveur de Charles Maurras, quand celui-ci fut incarcéré, à la suite des propos injurieux qu’il avait tenus contre le gouvernement du Front populaire, dans l’affaire des sanctions contre l’intervention militaire italienne en Éthiopie. Retenons de son passage militant à L’Étudiant français une série d’articles intitulée « Réflexions sur la contre-révolution8 » qui participe du combat d’idées mené par l’Action française contre l’idéologie de la Troi- sième République. Dans ce but, le mouvement de Charles Maurras récupère la figure de l’histo- rien et universitaire de culture républicaine Numa Denis Fustel de Coulanges (1830-1889), qui refuse précisément l’histoire militante de la République. Philippe Ariès s’emploie ainsi à saper les dogmes de l’histoire républicaine en réhabilitant l’Ancien Régime et le rôle des com- munautés naturelles avant que 1789 ne consacre le triomphe de l’individu anarchisant : « La patrie est l’œuvre des pères. Il s’agit de la pour- suivre, c’est-à-dire de continuer la tradition, et non pas selon la thèse jacobine, détruire l’héri- tage, pour créer ex-nihilo. »
Le choix d’une « histoire souterraine »
La vision de l’Histoire de Philippe Ariès est essentielle pour comprendre certains de ses choix pendant l’Occupation. Si, après sa démobilisation en 1940, il ne collabore plus à la presse de combat d’Action française, il se montre très attentif à certaines réalisations de la Révolution nationale susceptibles d’élaborer une contre- culture républicaine. Ce n’est donc pas un hasard s’il poursuit alors son engagement au cercle Fus- tel de Coulanges et, dans le prolongement de cette action, s’il participe à une expérience d’enseignement à l’école des cadres de La-Chapelle-en-Serval, deux actions qui ont en commun de véhiculer un projet en rupture avec la culture républicaine d’avant-guerre. Fondé pendant l’année 1928 par Henri Boegner en hom- mage au célèbre historien récupéré par l’Action française1, le cercle Fustel de Coulanges, qui évolue dans la galaxie maurrassienne, milite con- tre la démocratisation de l’enseignement et pré- conise une réforme générale de l’inspiration et des institutions de l’enseignement de la Troi- sième République accusée d’asservir l’école. Dès 1940, le cercle cherche à peser sur les réfor- mes de l’enseignement initiées par le gouverne- ment de Vichy. Dans le cadre de la réorganisa- tion du cercle fortement perturbé par la défaite, Philippe Ariès, qui préparait alors l’agrégation, avait pour mission de visiter les centres de forma- tion des jeunes que mettait en place le secrétariat à la jeunesse (SGJ) afin, semble-t-il, de consti- tuer des fonds documentaires.
L’un des temps forts de son activité fut la participation à un cycle de conférences (alors présidé par Daniel Halévy) organisées à la fin de l’année 1941, en Sorbonne, sous l’égide du cercle Fustel de Coulanges. Il y rendit compte de son expérience d’enseignant à La-Chapelle-en-Serval. Pendant d’Uriage en zone occupée, l’école de La-Chapelle-en-Serval, située près de Senlis dans l’Oise, avait pour mission d’assurer la for- mation d’une élite de hauts fonctionnaires pour le nouveau régime5. Philippe Ariès y officia aussi comme professeur d’histoire, de sa création, en octobre 1941, jusqu’au mois de mai 1942. Ce fut probablement l’une des rares, voire la seule, expérience d’enseignement qu’il connut avant son élection à l’École des hautes études en scien- ces sociales en 1978. Dans un chapitre du Temps de l’histoire rédigé en 1949 « L’Histoire scientifique », une réflexion méthodologique sur la façon de faire de l’Histoire, l’historien évo- que au détour de ses analyses son projet d’alors. Il souhaitait redonner aux jeunes l’amour du passé : « Il s’agissait d’intéresser à l’Histoire des garçons qui, par manque de culture littéraire, par absence de tradition familiale, ne concevaient même pas le passé. » Il fallait donc réussir là où l’enseignement de la République avait échoué.
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Sur l’analyse du militant maurrassien, qui pense trouver dans les réalisations de la Révolu- tion nationale un levier, se greffe parallèlement le rejet de plus en plus affirmé d’une histoire positi- viste à la manière d’un Seignobos. Dans l’esprit de Philippe Ariès, se rejoignent alors, de façon encore confuse, ce qui est au départ une vision politique de l’histoire et ce qui va devenir un choix épistémologique affirmé à travers la réfutation systématique de la figure de l’universitaire spécia- liste, tel qu’il triomphe avec la République des professeurs : « On ne peut admettre que l’His- toire devienne un monopole de spécialistes […]. C’est bien plutôt une véritable déformation sociologique qui a muré l’histoire dans le cercle étroit des professeurs et des professeurs des professeurs1.»Rejetant à la fois l’histoire académique et l’histoire universitaire, Philippe Ariès estime, qu’en détachant l’Histoire du présent, au nom d’une prétendue objectivité – celle des Sei- gnobos –, les historiens ont « dévitalisé » l’histoire : « À quelle curiosité répondait l’Histoire chez les historiens professionnels ? » L’absence de réponse satisfaisante (à ses yeux) à cette question est, en partie, à l’origine de son engagement au cercle Fustel de Coulanges, et surtout dans les écoles de cadres où, en tant que professeur, il aboutit, lors de ses cours, « à une perspective sur l’histoire très différente de celle des programmes officiels, simples résumés des connaissances à un certain état de la science historique3 ». L’une des réponses, qu’il dit avoir apportée, fut de « développer des questions trop rapidement traitées dans les programmes de l’enseignement officiel, comme l’histoire des techniques, des civilisations non classiques, etc. » Le sujet de son intervention, lors du cycle de con- férences du cercle Fustel de Coulanges, était de rendre compte d’un « enseignement populaire de l’histoire », qu’il avait imaginé à La-Chapelle-en- Serval, destiné à rétablir la solidarité et la conti- nuité entre le présent et le passé, pour de nouvel- les générations en perte de repères. Au-delà de réelles connivences entre le militant Ariès et l’esprit de la Révolution nationale, sa curiosité intellectuelle annonce le précurseur. Du rejet de la figure de l’universitaire spécialiste, produit de la démocratisation de l’enseignement, comme de cette Troisième République tant honnie et de sa façon de faire de l’histoire, Philippe Ariès glisse progressivement, avec la lecture des Annales, qu’il dit alors dévorer, vers une autre voie, moins polémique qu’avant-guerre, et compatible mal- gré tout avec l’une des composantes de sa culture politique, celle qui est à l’origine de son projet his- torique, le traditionalisme. Dans l’un de ses arti- cles les plus personnels portant sur son itinéraire intellectuel, « Une interprétation tendancieuse de l’histoire des mentalités », paru dans la revue Anthinéa en 1973, il détaille son projet :
« À la veille de guerre de 1939, le traditionalisme avait été mis en veilleuse au profit du nationalisme et de l’antiparlementarisme. Il subsistait cepen- dant et n’était pas encore tout à fait éteint. Qu’entendions-nous par là? Un attachement sentimental au passé, mais aussi, et cela est impor- tant, la conviction très profonde, viscérale chez quelques-uns, qu’il avait existé dans ce passé des sociétés libres, à tendance anarchique, variées, denses, des cultures régionales et populaires avec leurs langues, leurs coutumes, leurs couleurs, que ces sociétés et ces cultures étaient menacées de disparaître par la centralisation politique et l’uni- formisation des techniques. »
De ce point de vue, la période de l’occupation allemande agit, pour l’historien, comme un révélateur. Avec les pénuries d’énergie, le recul des techniques savantes et le retour à des pratiques moins mécanisées, Philippe Ariès estime que l’on assiste à une renaissance des conditions de vie antérieures au chemin de fer et à la voiture : « Les genres de vie traditionnels en voie de dis- parition ont été revivifiés pendant l’occupation allemande1. » Cette observation le conduit à aiguiser et à définir sa curiosité d’historien, sans laquelle faire de l’histoire n’a, pour lui, pas de sens. Pour affronter l’irruption du politique, et ce qu’il appelle « la monstrueuse invasion de l’homme par l’Histoire » en 1940, qui obligeait à « être pour le Maréchal ou pour De Gaulle », Philippe Ariès choisit une histoire souterraine, une histoire des structures, qui, dans un contexte d’accélération de l’histoire, s’efforce de montrer les résistances au changement, en évacuant cet intrus qu’est l’événement aussi bien dans la poli- tique que dans la façon de faire l’histoire.
Le contexte de l’Occupation oriente donc sa vocation d’historien. Le lecteur passionné avant-guerre de Jacques Bainville, et qui s’abreuvait à une histoire apologétique, s’atta- che désormais à définir une méthode et un objet d’étude : « La vie repliée et inquiète de l’Occupation ramenait les particularités propres aux plus petits groupes humains. » Grâce à ces groupes qui résistent à la centralisation et à l’uniformisation, « tout un monde dont on n’avait guère conscience nous a alors été révélé5 ». Il s’agit donc d’étudier les conduites et les attitudes de ces groupes : « J’ai toujours été attaché à ce qui se passait loin des centres les plus élaborés de réflexion et de décision et au con- traire attiré par les conduites les plus spontanées comme des données de la nature, quoi qu’elles ne le fussent pas vraiment. »
D’une histoire des traditions à une histoire de la démographie
Nous comprenons donc mieux comment Philippe Ariès, au sortir de son école des cadres, entreprend la rédaction de son essai Les Traditions sociales dans les pays de France (1943), lequel constitue un peu la matrice de son Histoire des populations françaises, déjà en gestation. Le livre étudie les différentes formes de sociabilité villa- geoise sous l’Ancien Régime dans les sociétés communautaires du Nord-Est, les sociétés indi- vidualistes de l’Ouest, et chez les paysans bour- geois de Provence. Il s’intéresse aux conduites et aux attitudes à un niveau où ne pénètre donc pas l’influence de l’État, dans ce qu’il nomme « la société élémentaire », située juste au-dessus de la famille, recoupant dans son esprit à la fois le pays ou la région. De la même manière qu’il com- mence à utiliser l’apport conceptuel des Annales dans sa démarche, Philippe Ariès, appelle à la rescousse la sociologie qu’il met au service de son approche communautaire. Bien que pétri de cul- ture maurrassienne, il cite, par exemple, Maurice Halbawchs (1877-1945) – dont le nom figurait dans la troisième édition de la liste Otto – lui empruntant le concept de « mémoire col- lective », qui sera abondamment réutilisé.
Philippe Ariès est parfaitement conscient de ce que les Traditions sociales doit aux préoccupations de son temps, le régime de Vichy favorisant les valeurs d’enracinement et de permanence autour du thème de la région : « J’ai été certainement sensible à cette influence qui confirmait chez moi une sentimentalité ancienne3. » C’est probable- ment l’une des raisons pour lesquelles ce premier ouvrage que l’historien fit figurer dans toutes ses bibliographies, auquel il fit également référence dans presque tous ses articles évoquant son itinéraire, fut si tardivement réédité. Il le fut en 1993au Seuil, après sa mort, avec une longue préface de Roger Chartier qui s’attachait surtout à montrer qu’en 1943, date de sa parution, Philippe Ariès avait entrepris de couper le cordon ombilical avec l’Action française4. Prise de distance qui n’était pas rupture. L’essai parut pour la première fois aux Éditions de la Nouvelle France dans les « Cahiers de la restauration française », d’inspiration maréchaliste. Ces cahiers inscrivaient leur démarche dans une thématique de réforme morale et intellectuelle de la France sur fonds d’idéologie corporatiste5. Philippe Ariès y collabora régulièrement jusqu’en 1945 par des livraisons de notes de lectures et d’études6. La question de la rupture n’a pas de sens, à notre avis, dans la mesure où le choix d’une histoire des « structures » est précisément pour Philippe Ariès le moyen d’éviter toute rupture, de sortir de l’ornière politique, tout en restant fidèle à sa cul- ture. En outre, les cas de rechute évoqués plus haut (la défense des épurés en 1946, l’engage- ment pour l’Algérie française) montrent à quel point il s’agissait moins d’une rupture que d’une simple tentative de dépolitisation de son itiné- raire, ou d’une forme de désintoxication après la « surdose militante » des années 1930. C’est la raison pour laquelle on assiste alors à cette mon- tée en puissance de l’histoire dans la vie de Phi- lippe Ariès comme une antidote à l’accélération des événements, avec, à partir de 1943, les succès des Alliés. Accélération qui, chez lui, est aussi per- çue comme une manifestation du progrès, voire comme une agression. À peine Les Traditions sociales dans les pays de France achevé, Philippe Ariès se plonge dans son Histoire des populations françaises quasi rédigée à la fin de l’année 1945, montrant l’unité et l’importance de cette période de l’Occupation dans la formation intellectuelle de l’historien, et donc dans celle du précurseur qu’il devint pour l’histoire des mentalités aux côtés d’un Lucien Febvre.
D’une certaine manière, les Traditions sociales est une introduction méthodologique à l’Histoire des populations françaises. L’historien y opère un glissement du « pays » vers les populations car, au cours de l’Occupation, une idée très forte s’est imposée à lui – la démographie –, pour laquelle, écrit-il, il eut un « coup de foudre » : « La popu- lation était comme la région, un thème à la mode. Nous arrivions au creux d’une période séculaire de dénatalité que la Révolution nationale rendait en partie responsable de la défaite1. » Une fois de plus, le contexte culturel et politique de la période est à l’origine d’un centre d’intérêt nouveau pour Philippe Ariès qui reconnaît d’ailleurs sa dette envers le directeur de l’école des cadres de La- Chapelle-en-Serval, Jacques Bousquet2 : « C’est lui qui m’a suggéré à sa manière les incidences culturelles de la démographie : il croyait que la baisse des naissances en France signifiait une démission de la race. Il voulait retrouver et restau- rer les forces élémentaires, primitives, proches de l’espèce, refoulées par la démocratie libérales. »
La découverte de la démographie joue donc un rôle clé dans ses premiers pas, encore tâtonnants, vers les mentalités. Toujours à l’école des cadres de La-Chapelle-en-Serval s’éveille sa curiosité, au contact de jeunes élèves, enfants des banlieues ouvrières de Paris, qui, selon lui, ne savaient plus rien de leurs grands-parents, ni de leurs origines : « Dans des milieux populaires que je fréquentais, j’entendis des histoires d’avortement, de faiseuses d’anges, de curetage à grands frais dans les cliniques privées par crainte de représailles douloureuses dans les hôpitaux publics. Je pressentais aussi, dans l’ombre et le silence des vies de chaque jour, des déterminations silencieuses, des interdits, des motivations restées hors de l’histoire. »
L’étude, via la démographie, de ces conduites secrètes qui échappaient au contrôle des pou- voirs institutionnels coïncide parfaitement avec le projet de Philippe Ariès visant à retrouver ces sociétés et ces cultures populaires aux conduites spontanées que la technique menace d’unifor- miser : ce sera l’analyse des relations de l’homme avec la nature, avec son corps et celui des autres. Cette approche structurelle d’une démographie soucieuse de cerner les attitudes de l’homme devant la vie évite à Philippe Ariès l’écueil de toute une littérature enracinée dans le courant dépopulationniste qui sévit en France depuis le milieu des années 1930, et auquel il n’a pas été insensible. Surtout, les conclusions auxquelles il parvient – et notamment l’idée, qu’avec la contraception, l’irruption de la technique a boule- versé jusqu’aux comportements des individus, accentuant le passage d’une civilisation de l’ins- tinct à une civilisation raisonneuse qui s’en remet à l’État pour tout ce qui relève du privé – s’intègrent dans sa vision critique du progrès : « Les gestes de la reproduction appartenaient à un domaine confus et mystérieux, situé au-delà des techniques et de l’efficacité humaines. […] Le contrôle par l’homme de sa génération est une étape, la dernière étape peut-être, de l’alié- nation continue de la naïveté ancestrale5.» D’ailleurs, dans la préface de son ouvrage à la réédition abrégée de 1971, il revendiquait l’essentiel de la thèse développée : « Elle me paraît rendre toujours compte de l’agression de la modernité, sous ses deux formes successives : la société ascétique de la prévoyance, de la lente et prudente ascension familiale au 19e siècle, et la société plus pressée de la croissance et de la con- sommation, au 20e siècle. » Face à l’échec politique de l’Action française et du régime de Vichy, Philippe Ariès transpose, comme dans une fuite en avant, sa culture politique dans cette histoire des mentalités encore en gestation. Racontant combien était devenue difficile la vie en 1944 à cause des bombardements incessants qui l’obligeaient à interrompre la rédaction de son livre, il en arrive à cette conclusion : « Dans une solitude protégée par les malheurs de la guerre, je découvris des forces souterraines plus fortes que les guerres et les États1. »
Le choix existentiel et solitaire des mentalités
Le choix de ce qui deviendra bientôt l’histoire des mentalités est donc, pour Philippe Ariès, moins une simple orientation méthodologique qu’un choix existentiel issu de sa culture familiale et de son itinéraire politique. En témoigne la publica- tion en 1954 du Temps de l’histoire, série d’études rédigées dans l’après-guerre sur son attitude devant l’histoire, et véritable entreprise d’ego- histoire avant l’heure. Le premier chapitre, entiè- rement autobiographique, centré sur l’enfance dans une famille royaliste – « Un enfant découvre l’histoire » (1946) – et ceux qui évoquent à la fois l’itinéraire politique de l’auteur et ses choix histo- riographiques – « L’Histoire marxiste et l’his- toire conservatrice » (1947), « L’engagement de l’homme moderne dans l’histoire » (1948), «L’Histoirescientifique»(1949)et«L’histoire existentielle » (1949) – ont été rédigés entre 1946 et 1949. À ce noyau originel orienté sur la façon dont Philippe Ariès a découvert une histoire structurelle en réaction à ce qu’il nomme « l’invasion de l’histoire » et la « politisation de la vie privée » et qui aurait dû probablement consti- tuer, initialement, un ouvrage autonome intitulé L’Homme devant l’histoire, l’historien a ajouté deux nouveaux chapitres consacrés à l’attitude devant l’histoire au Moyen Âge puis au 18e siècle. À peine trentenaire, avant même la publication de son Histoire des populations françaises donc prati- quement inconnu, ne bénéficiant d’aucun statut au sein de l’Université, il arpente, avec une réelle maturité et une distance tout à fait surprenante un terrain délaissé par les historiens profession- nels, en s’interrogeant sur les fondements de la discipline. Comme le rappelle Philippe Poirrier, il faudra attendre le début des années 1970 pour que ce genre s’impose : « L’historiographie, au sens de l’histoire de l’histoire, a longtemps été le parent pauvre de l’école historique française. » Bien que Le Temps de l’histoire soit aussi un véritable plaidoyer en faveur d’une « histoire structurelle » dans le sillage de Marc Bloch et de Lucien Febvre, il reste largement ignoré de l’Alma Mater.
Paradoxalement, cet essai iconoclaste permet à Philippe Ariès d’affirmer sa notoriété au sein des sociabilités traditionalistes et académiques dans lesquelles il évolue. Charles Orengo, patron des éditions du Rocher et éditeur du Temps de l’histoire, parvient à convaincre les édi- tions Plon, où il est directeur littéraire, de con- fier une collection d’histoire à Philippe Ariès qui officiait, comme lecteur, dans la célèbre maison depuis 1945. Le jeune historien reprend la col- lection « Civilisations d’hier et d’aujourd’hui » fondée par l’orientaliste René Grousset et y pra- tique, une fois de plus en pionnier et toujours dans une relative confidentialité, cette ouverture aux autres disciplines des sciences humaines5 qu’il appelait de ses vœux dans Le Temps de l’his- toire. Le coup de génie éditorial que fut la publication 1961 du premier grand livre de Michel Foucault, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, illustre à la fois ses talents de dénicheur et son réel non-conformisme intellectuel, alors qu’il était au même moment englué dans un anti- gaullisme virulent. Une rencontre singulière comme savait les cultiver Philippe Ariès, qui fut aussi le début d’une amitié intellectuelle avec le grand philosophe, et dont rend compte la belle conclusion de l’article que Michel Foucault lui consacra à sa mort : « Mais pour payer la dette personnelle dont je lui suis redevable, j’aimerais que soit préservé l’exemple de cet homme qui savait élaborer ses fidélités, réfléchir autrement ses choix permanents et s’efforcer, dans une ténacité studieuse, de se changer lui-même par souci de la vérité1. »
En formulant dans Le Temps de l’histoire, à partir de sa trajectoire particulière, le dilemme de l’homme moderne confronté à l’accélération de l’histoire, Philippe Ariès s’était efforcé de trouver un équilibre grâce à cette « histoire existentielle », autrement dit l’histoire des structures ou des mentalités, qui donnait à l’his- torien l’occasion de concilier le souci du politi- que et celui du traditionaliste si rapidement abandonné par la droite, à ses yeux, en 1939. L’analyse de son attitude devant l’histoire, de l’enfance jusqu’à l’Occupation, conditionnera son approche de l’histoire des mentalités qui s’effectue désormais uniquement sur le mode de la confession ou de l’autobiographie, longtemps avant le récit enjoué d’Un historien du dimanche.
En 1973, dans la revue d’histoire de droite dirigée par Bruno de Cessole Anthinéa, Philippe Ariès rédige un article intitulé « Une interpréta- tion tendancieuse de l’histoire des mentalités » dans lequel il rappelle en guise d’introduction son parti-pris autobiographique : « Nos ré- flexions sont inspirées par nos expériences per- sonnelles et vécues. On ne fait pas de l’histoire des mentalités comme on fait de la comptabilité commerciale. Il faut une raison et une passion2. » Deux ans plus tard, dans un autre article au titre évocateur « Confessions d’un anarchiste de droite » paru dans la revue Contre- point, il relate ainsi l’itinéraire qui l’a mené à l’histoire des mentalités : « Quel sens a-t-elle pour moi et comment mon expérience person- nelle rencontre-t-elle aujourd’hui un grand cou- rant de pensée et me permet-elle, peut-être, de lui donner un sens, alors que celui-ci n’est pas très facile à reconnaître du premier coup d’œil3 ? » Cette rencontre fut rendue possible par la révolution culturelle de Mai 68 que Phi- lippe Ariès analysa non pas d’un point de vue strictement politique – ce qui eut le don d’agacer nombre de ses amis maurrassiens – mais en his- torien attentif aux courants d’idées. Comme sous le régime de Vichy, quand il enseignait dans l’école des cadres de La-Chapelle-en-Serval, sa curiosité aiguise son questionnement d’histo- rien soucieux de partir du présent, selon sa méthode régressive, pour mieux comprendre le passé. Lui qui n’eut de cesse de reprocher à ses amis politiques, dans les colonnes de Nation française, leur renoncement à toute velléité de protéger les restes des anciennes cultures voit, dans la remise en cause de la société techni- cienne et de la religion de la consommation, réapparaître «les mythes et les images du monde perdu de nos anciens, mais ces thèmes, à peine changés, étaient passés de l’extrême droite réactionnaire et encore un peu traditionaliste de notre jeunesse, à une extrême gauche nouvelle1 ». Il détecte dans l’émergence des cul- tures régionales et populaires une forme de pro- testation contre l’État pas si éloignée de ces atti- tudes spontanées qu’il s’efforçait de décrire dans ses premiers ouvrages. Plus fondamentalement, il est convaincu que ce nouveau contexte culturel et intellectuel, dans lequel l’idée d’un progrès continu se fissure, favorise l’émergence de l’his- toire des mentalités après une longue paren- thèse, de l’époque des pionniers au début des années 1960 : « Je voudrais montrer, que ce que nous appelons l’histoire des mentalités, c’est-à- dire une forme relativement récente de l’histo- riographie, peut être interprétée comme une réponse aux problèmes posés par la société industrielle et par les contraintes qu’elle impose2. » Les thèmes et les problématiques de l’histoire des mentalités seraient donc une forme de réponse à ce processus d’acculturation sans précédent propagé à la suite de la révolution industrielle et de la diffusion de la technique. Philippe Ariès précise ce qu’il entend par his- toire des mentalités, une « ethnologie du passé » : « Les cultures du passé devant être étu- diées comme on étudie les sociétés sauvages d’aujourd’hui, c’est-à-dire pas ou peu par la rela- tion des événement militaires, mais dans leur manière de vivre, de mourir, de manger, de chanter, de faire la fête3. »
Une histoire de l’enfance et de la famille
Une grande partie des analyses de L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime s’inscrivait dans la tentative d’explication de ce processus d’acculturation mis en évidence dans Histoire des populations françaises à propos de la démographie, comme l’explique Philippe Ariès dans « Confessions d’un anarchiste de droite », au sein d’un paragra- phe intitulé « Ce monde que nous avons perdu » : « Les progrès de l’école et de l’éduca- tion à partir du 16e siècle sont interprétés dans cette perspective nouvelle, comme les étapes d’une acculturation, comme la mise en ordre, la mise au pas d’une culture sauvage par une culture raisonnable et morale4. » On comprend mieux ainsi comment les préoccupations du traditiona- liste ont trouvé, avec l’Enfant et la vie familiale, un écho favorable dans le contexte post-68 de remise en cause de l’institution scolaire – à la suite, par exemple, du débat initié par Ivan Illitch dans Une société sans école5. Le précurseur de l’histoire des mentalités aurait-il été reconnu sans la révolution culturelle de Mai 68 et le succès de ses ouvrages aux États-Unis ? La question mérite d’être posée si l’on mesure le temps écoulé entre la parution de l’Enfant et la vie familiale, en 1960, et le cycle des rééditions de ses écrits au Seuil, à partir de 1971, qui offrit une deuxième carrière à l’historien vers la reconnaissance.
À l’instar d’Histoire des populations françaises, le livre sur l’enfant est rédigé pendant une période de tensions politiques (fin 1956-fin 1959), et alors que Philippe Ariès collabore à Nation française (1955-1966). Cependant, cette période de rédac- tion ne coïncide pas avec un engagement extrême comme ce fut le cas, un peu plus tard, entre 1961 et 1964. Si le premier numéro de l’hebdomadaire monarchiste paraîtle 12 octobre 1955, les événements algériens n’ont pas condi- tionné sa création. En gestation depuis la mort de Charles Maurras en 1952, il traduit la volonte d’une partie des maurrassiens rassemblés autour de Pierre Boutang de rompre avec Aspects de la France, jugé trop doctrinal, pour fonder un jour- nal capable de se détacher du «politique d’abord » de l’Action française et de poser les problèmes en termes de civilisation. Très attaché à cette entreprise éditoriale où il retrouvait une partie de ses amis de jeunesse, Philippe Ariès s’associa pleinement au projet de rénovation de la droite traditionaliste, en s’y faisant le chantre d’une « histoire souterraine » à l’aune des analy- ses et des intuitions développées dans Le Temps de l’Histoire. Pour la première fois peut-être dans son itinéraire politique, il se sent totalement en osmose avec le projet éditorial d’un journal, évo- quant d’ailleurs dans ses souvenirs « un hebdo bien à nous ». À tel point que l’historien et le journaliste ne font souvent qu’un: Philippe Ariès utilise la Nation française comme un labora- toire d’idées, y testant certaines hypothèses de son livre sur l’enfance en cours de rédaction. Il collabore à un manifeste rédigé par le « Groupe de la Nation française » en 1958 et intitulé Écrits pour une renaissance. Sa contribution, au titre très volontariste, « Une civilisation à construire », reprend un certain nombre de ses conclusions d’historien sur la faillite des différentes formes de sociabilité liée à l’affirmation de l’individu :
« Toute l’ancienne société, que nous appelons l’Ancien Régime, reposait sur l’aménagement coutumier de la vie quotidienne. À sa place il ne subsiste qu’une vie professionnelle et de travail hypertrophiée, et un secteur privé réduit et dévita- lisé. L’amour conjugal, retrouvé en tant que valeur spontanée en marge des morales laïques ou reli- gieuses, fait réapparaître le sens perdu de la conti- nuité de la vie quotidienne, la densité si précieuse de ces heures où il ne se passe presque rien. »
Cet extrait est révélateur des thèmes chers à Philippe Ariès où la nostalgie, bien présente dans l’analyse, ne masque pas pour autant l’ampleur des évolutions récentes et ce qu’elles peuvent avoir de positif. Philippe Ariès ne cul- tive pas le passé pour le passé. L’histoire n’est en aucun cas une science déconnectée du réel.
L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, paru en 1960 dans la collection que dirigeait alors l’historien chez Plon, ne trouve dans un premier temps guère d’échos en France, à l’exception toutefois du milieu de l’Institut de France où Jérôme Carcopino n’hésite pas à comparer l’ouvrage à celui d’Henri Marrou sur l’éducation dans l’Antiquité3. En outre, le livre, traduit dès 1962, connaît un succès immédiat aux États-Unis où, chose très intéressante, son auteur est souvent présenté comme un disciple actif et brillant de Lucien Febvre et de Marc Bloch. Selon l’historien Adrian Wilson, peu de livres ont exercé une influence aussi grande sur les historiens anglais et américains5. Une vérita- ble « success story » pour l’historien marginal qu’il restait en France, puisque le moderniste américain Orest Ranum, grand lecteur du Temps de l’Histoire, lui proposa d’intervenir en 1971 dans le cadre d’un cycle de conférences à l’uni- versité de Baltimore. Ce fut un moment capital dans le cheminement de l’historien français qui choisit d’aborder le thème des attitudes devant lamort,sujet dont il était habité depuis le début des années 1960. L’université américaine lui donnait l’occasion de mettre en forme plus de dix ans de recherches dispersées, et surtout de lancer la grande aventure du livre sur la mort.
À la suite de la belle percée aux États-Unis, quelques ouvertures se dessinent en France. Quatre ans après sa parution, le livre de Phi- lippe Ariès, porté par la nouvelle vague des étu- des sur l’enfance dans toutes les disciplines des sciences humaines, suscite enfin l’intérêt des Annales. Jean-Louis Flandrin lui consacre un article important, tandis que, dans le même numéro, Alain Besançon y fait mention1. Bien qu’assortis de critiques méthodologiques, ces articles constituent, d’une certaine manière, la fin de la « quarantaine » pour l’historien, un point de départ dans sa longue conquête de légitimité. En 1968, la collection que Philippe Ariès dirige chez Plon est fusionnée avec celle de l’historien Robert Mandrou « Civilisations et mentalités ». Au sortir d’un engagement politique extrême contre le gaullisme, exténué et très déçu par les querelles de chapelles qui ont dévoyé le projet initial de Nation française, le marginal commençait à pénétrer, sur la pointe des pieds, dans la sociabilité des universitaires où il finit par trouver quelques solides alliés, tels que Jean-Louis Flandrin, François Furet et Pierre Vidal-Naquet, Maurice Agulhon, Michel Vovelle, Paul Veyne ou encore Pierre Guiral. Tout autant que cette sociabilité nou-
velle, furent décisifs sa fraîcheur d’esprit – qu’onze ans de journalisme, politique et parfois très polémiste, à Nation française n’avaient pas entamée –, sa curiosité intellectuelle et son refus du dogmatisme consistant à cultiver le passé comme un « âge d’or ». Ces qualités le rendirent disponible pour accueillir les idées et lesthèmesdéveloppésen1968autourdel’école et de la famille. Le pionnier des mentalités, tou- jours prêt à partir en guerre contre l’histoire événementielle, mesura tout de suite, au-delà des aléas conjoncturels, les enjeux culturels des débats qui imprégnaient cette période.
La réédition de l’Enfant et la vie familiale en 1973dans la prestigieuse collection « L’Univers historique », plus que celle d’Histoire des popula- tions françaises deux ans plus tôt en « Points Histoire », fait accéder Philippe Ariès, à près de 60 ans, à une réelle notoriété en France, même si, à lire les réactions nombreuses des universi- taires, on a le sentiment que tous avaient lu l’ouvrage dès sa première parution. L’éditeur de l’ouvrage, Michel Winock, à l’origine de ce regain d’intérêt pour l’œuvre de Philippe Ariès, inscrit clairement le livre dans le contexte cultu- rel post-1968 : « De nos jours où sont remis radicalement en question l’école, la famille, la société “bourgeoise”, etc., on se doit de lire une étude qui décrit les fondements de nos institu- tions sociales. »
Un traditionaliste chez les « nouveaux historiens »
L’essoufflement de la pensée marxiste au début des années 1970 et la remise en cause de l’État favorisent donc une histoire des mentalités revendiquée par les historiens des Annales qui, progressivement, vont accueillir ou plutôt « récupérer » les ouvrages de Philippe Ariès, portés par cette vague de la « nouvelle histoire »
dans une période de médiatisation des historiens. Si le premier acte d’intégration de Philippe Ariès est indubitablement l’énorme succès que rencontre la réédition de l’Enfant et la vie familiale bien au-delà du seul cercle des histo- riens, le deuxième acte, décisif celui-ci, fut la publication en 1977 de L’Homme devant la mort, aboutissement d’un ambitieux projet initié grâce à l’historien américain Orest Ranum1.
Sans entrer dans le détail du cheminement menant à constituer l’idée de la mort comme objet d’étude, il importe néanmoins de le relier, une fois de plus, à l’itinéraire de Philippe Ariès, et notamment à l’ouvrage d’où est sorti toute son œuvre : Histoire des populations françaises et de leurs attitudes devant la vie. Ce titre, qui aurait dû se prolonger par la mention « et devant la mort », avait été jugé trop long par son éditeur de l’époque, René Withmann3. Comme l’a très bien vu l’historien Pierre Chaunu qui dit sa dette envers le précurseur, la mort probablement suicidaire de son frère, le sous-lieutenant Jacques Ariès (parti rejoindre l’armée de De Lattre de Tassigny en Alsace, et voulant mourir en héros en 1945 pour laver l’affront de n’avoir pas été accepté plus tôt après un passage dans l’armée d’armistice), affecta profondément le jeune historien. Dans Le Temps de l’Histoire, Philippe Ariès relia cet épisode, qui accrût son res- sentiment contre l’histoire événementielle, à cette fameuse « invasion de l’histoire ». Il ne s’agissait plus de la « mort des démographes et
des médecins » étudiée dans Histoire des popula- tions françaises mais de «la mort vraie et brute5 ». Les déplacements du corps de son frère, qui connut trois cimetières, furent le point de départ d’une passion sur les attitudes face à la mort, comme en témoigne un premier article paru dans la revue La Table ronde sur « La Religion de la mort » (1953). Terrain d’observation privilégié pour l’historien, la guerre d’Algérie, marquée à ses yeux par l’exacerbation d’une vio- lence d’État qu’il imputait au général de Gaulle, nourrit de nombreux articles publiés dans Nation française. L’exécution du colonel Bastien-Thiry, auteur de l’attentat du Petit-Clamart, alimenta sa réflexion sur les formes prises par la mort violente. Il percevait une régression dans le fait que celle-ci revenait dans nos mœurs politiques en catimini, alors que nos ancêtres, familiers de la mort violente, s’abandonnant à la nature, « la dramatisaient et l’érigeaient en spectacle de participation7 ». Comme dans le cas de l’Enfant et la vie familiale, il présente ses premiers travaux sur la mort devant l’Académie des sciences morales et politiques8.
L’historien distingue plusieurs périodes dans le rapport à la mort. La première, qui s’étend jusqu’au 13e siècle, est celle de la mort familière et apprivoisée, à laquelle succède « la mort de soi », la mort comme drame personnel et solitaire du moi. La mort est exaltée et dramatisée à partir du 18e siècle, période à l’origine du culte nouveau des tombeaux et des cimetières. Enfin, après la première guerre mondiale, « la mort interdite », escamotée, triomphe. Au-delà du schéma d’interprétation proposé, l’approche de la mort de Philippe Ariès reste fondamentale- ment liée à la vision de l’évolution de la société développée dans Histoire des populations françai- ses. Avec le passage d’une civilisation tradition- nelle fondée sur l’instinct à une civilisation tech- nicienne où triomphe la raison, l’homme devient plus attentif à tout ce qui touche son corps. En 1948, il insistait sur le fait que l’idée de faire reculer la mort par des techniques naturel- les n’avait pas toujours existé dans les conscien- ces. Fidèle à son projet traditionaliste, l’histo- rien estime que l’attitude honteuse devant la mort est l’expression d’« un recul de la volonté d’être chez l’homme contemporain » et d’une « impossibilité pour nos cultures techniciennes de retrouver la confiance naïve dans le Destin, que pendant si longtemps les hommes simples ont manifesté en mourant ». Après le succès de librairie des Essais sur l’histoire de la mort en Occi- dent (1975), qui lui ouvre les portes de l’émission littéraire « Apostrophe » de Bernard Pivot, Phi- lippe Ariès connaît avec L’Homme devant la mort, l’équivalent de la « success story » américaine, grâce aux très gros efforts déployés par le Seuil pour faire connaître l’ouvrage et le personnage. Cette figure malicieuse et presque folklorique se raconte très bien, notamment dans Un historien du dimanche, son livre d’entretiens avec Michel Winock. À cet exercice de style appelé à faire école, il s’était d’ailleurs déjà livré, vingt-cinq ans plus tôt et avec plus de précision, pour la pre- mière partie de sa vie, dans Le Temps de l’Histoire.
Si le Seuil fonctionne comme une instance de légitimation, c’est bien le succès éditorial qui impose Philippe Ariès parmi les universitaires, au point que François Furet lui propose, en novembre 1977, d’intégrer l’École des hautes études en sciences sociales, intégration couronnée par la consécration que fut, l’année suivante, son élection à un poste de directeur d’études. Philippe Ariès devient alors cette figure, para- doxale mais légitime, présentée dans un numéro du Nouvel Observateur paru quelques mois avant son élection. « La singulière histoire de Philippe Ariès2 » était composé d’entretiens avec l’histo- rien André Burguière, entretiens qui constituè- rent un peu la matrice d’Un historien du dimanche. L’hebdomadaire, alors puissant relais d’opinion pour les « nouveaux historiens », résumait ainsi le statut de Philippe Ariès : « Homme de droite mais reconnu par les historiens de gauche comme l’un des meilleurs d’entre eux3… » On y apprenait que, pour la première fois, il acceptait « de parler de sa passion pour l’histoire, de la mort, de la gauche, de la droite et de lui-même avec un historien de l’école des Annales, notre ami André Burguière4 ». L’assertion est curieuse, tant toute l’œuvre de Philippe Ariès est intimement liée à ses origines familiales et à son itinéraire politique et parce qu’il s’est raconté chaque fois qu’il le put. Mais ce n’est finalement pas ce qui importe ici dans la généreuse présen- tation du Nouvel Observateur qui, en l’adoubant, « récupérait5 » l’héritage du précurseur en fonc- tion des intérêts d’une école historiographique. Ses représentants firent une lecture nouvelle de l’un des très rares ouvrages qui s’intéresse au phénomène de la « Nouvelle histoire » dans une démarche critique. La thèse développée, parfois de façon polé- miste par l’auteur, est celle de la faculté de « récupération » d’historiens consentants ou non : « La nouvelle histoire se définissant comme une nébuleuse à fort pouvoir d’attraction, elle va chercher à absorber tout ce qui a un lien, fut-il, ténu, avec elle » (p. 306). Philippe Ariès est pour lui un cas d’école. Toutefois, son analyse néglige dans le cas de ce dernier les liens qu’il a tissés avec quelques historiens de l’EHESS, depuis qu’il est un auteur du Seuil.
l’itinéraire de l’historien, en privilégiant la période qui suivait L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, ou plutôt sa réédition en 1973. Philippe Ariès, qui n’était pas dupe, joua le jeu, probablement bien au-delà de ce que l’on pouvait espérer. Brillant causeur, habile à manier l’humour et sachant jouer de son rire, il s’affirma comme un historien médiatique, n’hésitant pas à mettre en scène sa double appartenance à des champs intellectuels opposés. Mais le temps de la notoriété, de son vivant, fut bref.
La religion chez l’historien de la mort
Celui qui ne concevait pas l’idée de dissocier son expérience personnelle et vécue de son tra- vail d’historien des mentalités affronta, au début des années 1980, la longue et irrémédia- ble maladie de sa femme, alors même qu’il rédi- geait son album, Images de l’homme devant la mort, entrepris en 1979. Tous ceux qui côtoyè- rent alors Philippe Ariès et sa femme furent impressionnés par l’unité que formait ce couple et par l’intensité de leur relation. Une osmose renforcée par le travail en commun sur l’album auquel Primerose Ariès apporta une contribu- tion majeure. L’ouvrage était une forme d’accomplissement pour cette femme qui, après des études d’histoire de l’art, s’était consacrée à l’œuvre de son mari. C’est elle qui lui révéla l’importance de ces documents iconographi- ques, si présents dès l’Enfant et la vie familiale. Très investie dans les travaux préparatoires de l’album, elle cacha le plus longtemps possible à son mari l’ampleur de son mal. François Léger, un ami de jeunesse, raconta les circonstances dans lesquelles l’historien acheva cet album, durant l’agonie de sa femme, en un moment de communion ultime : « Il avait pu encore – et ce fut une de leurs dernières joies étranges – lui montrer les épreuves de son album […]. Quel- ques heures plus tard, elle n’était plus de ce monde et son image à elle s’ajoutait à toutes cel- les qu’il avait rassemblées4. » Le 28 octobre 1983, sur le plateau télévisé, la présentation par Philippe Ariès des Images de l’homme devant la mort fut une épreuve supplémentaire pour son auteur, profondément affecté, confiant le deuil qui venait de le frapper.
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Aux yeux de certains de ses amis, qui s’étaient étonnés que le catholique passionné, à la con- naissance si érudite des Pères de l’Église, ait autant négligé les dimensions eschatologiques dans L’Homme devant la mort, l’intensité de la confession de l’historien lors de l’émission télé- visée constitua un retournement d’attitude dans sa manifestation de la foi. Philippe Ariès avait été blessé par l’idée qu’on le soupçonnât de ne pas assumer sa nature religieuse. Il s’en était expliqué dans Un historien du dimanche. Il ne souhaitait pas poser «le problème de la mort, celle d’aujourd’hui comme celle d’hier, en fonction de la croyance religieuse5 ». Cette volonté était liée à un choix méthodologique : chercher à saisir les attitudes au niveau le plus bas de l’échelle cultu- relle, « c’est-à-dire au ras du biologique, avant qu’il soit recouvert ou envahi par les dogmes des religions organisées6 ». Où l’on retrouve son projet, entrepris dès l’Occupation dans le con- texte que l’on a décrit, de saisir les attitudes spon- tanées, avant toute forme d’organisation sociale.
Mais où l’on retrouve surtout un refus enra- ciné dans un « traumatisme » de sa jeunesse, celui de la « cléricalisation » de la société, réaction liée à la condamnation pontificale de 1926 contre l’Action française quand la famille de Phi- lippe Ariès, refusant le choix de Pie XI, eut toutes les peines du monde pour trouver un prêtre qui acceptât de donner les derniers sacrements à la mère du futur historien sur le point de mourir. De cette condamnation pontificale et de ses excès, il a gardé une méfiance viscérale à l’égard de la hiérarchie ecclésiastique. Ainsi, à Nation française où la religion était au cœur du projet éditorial, ne se laissa-t-il jamais enfermer dans une lutte d’arrière-garde, tout en participant à la plupart des combats, notamment celui contre la réforme de la liturgie mise en œuvre par Paul VI. La position « intégriste » qu’il revendiqua, dans un contexte où elle n’était pas aussi chargée de sens qu’aujourd’hui, était d’abord un refus d’une approche manichéenne de la religion qui margi- naliserait la tradition pour exalter le progres- sisme. Bien que proche, au moment du concile de Vatican II, des prises de position de la revue Itinéraire de Jean Madiran dont il fut un lecteur passionné, Philippe Ariès manifesta à Nation française, de façon quelque peu anachronique, la volonté d’établir un dialogue entre tous les catholiques, effaré qu’il était par les conséquen- ces désastreuses du dogmatisme de certains parmi les siens1. Cette réelle ouverture d’esprit l’amena à s’intéresser et à comprendre certains aspects du mouvement des prêtres ouvriers2.
Plus largement, ce refus du poids de la hiérar- chie ou de la « cléricalisation », qui explique son attirance pour les formes de dévotion populaire, donne une idée du huis clos vécu par l’historien et sa femme au moment de l’agonie de celle-ci. Son refus des messes intégristes, mais aussi de la nouvelle liturgie, avait condamné Philippe Ariès à se réfugier chez lui, pour écouter la messe de son ami dominicain Serge Bonnet, sur France Culture. Plus qu’un ami, celui-ci fut dans les dernières années, et surtout dans les derniers moments, comme en témoigne leur correspon- dance, tout à la fois un soutien moral et un inter- cesseur spirituel auquel Philippe Ariès deman- dait régulièrement des prières. Fin 1983, peu après la mort de sa femme, l’historien demeurait convaincu que la force des liens l’unissant à elle lui permettait de rester avec elle. Il fondait cet espoir sur l’idée qu’il se faisait du «vrai mariage », lequel est « une union qui dure, d’une durée vivante, féconde, qui défie la mort3 ». Il n’est pas un article sur le mariage ou la famille, où Philippe Ariès ne conclut sur cette idée dans une civilisation qui, écrit-il, « a hor- reur de ce qui dure4 ». Les conditions d’écriture et de publication de l’album Images de l’homme devant la mort sont bien indissociables d’une nature religieuse profondément tourmentée, illustration de cette imbrication entre l’histo- rien et le traditionaliste. François Léger a fort bien résumé l’état d’esprit de son ami : « C’est l’amour de sa femme qui lui a fait franchir le pas. Il ne lui a survécu ces quelques semaines que dans l’espérance de la retrouver, repassant en esprit toute leur commune existence5. »
La mort de Philippe Ariès, le 8 février 1984, à 69 ans ne met pas un terme à sa notoriété. Sont publiés entre 1985 et 1987 les cinq tomes de His- toire de la vie privée, cette vaste entreprise menée en collaboration avec Georges Duby. Philippe Ariès était très attaché à ce thème de la « vie privée ». Il irriguait nombre de ses analyses depuis Le Temps de l’histoire, quand il travaillait à la définition de son attitude devant l’histoire, définition qui devait l’amener au choix d’une « histoire existentielle » pour conjurer l’accélé- ration de l’histoire. Ainsi, dès 1948, écrivait-il dans le chapitre « L’engagement de l’homme moderne dans l’histoire » : « L’homme d’autre- fois, mettons pour préciser, l’homme de l’Ancien Régime ou du 19e siècle, avait une vie publique et une vie privée indépendantes. L’homme d’aujourd’hui, non1. »
Quinze ans plus tard, toujours très attentif aux évolutions, il constatait dans un article intitulé « Retour à la vie privée » paru dans Nation française que, dans un contexte de déclin des religions politiques, elles-mêmes substituées aux pratiques religieu- ses, « la société s’est repliée sur la vie privée dans le donjon des choses essentielles, profondes autant qu’inexprimées2 ». Pourquoi cette évolution ? Si l’historien la considère comme un fait de mentalité après ses recherches sur l’enfant qui ont fait apparaître une individualisation de la vie privée, il l’analyse également, de façon plus conjoncturelle, dans le contexte du conflit algérien, comme une forme de repli d’une société renonçant à toute forme d’héroïsme et conduisant l’individu à abandonner les responsabilités aux « technocrates » ou aux « spécialistes »3. L’historien, qui rejoint ici le traditionaliste, relie de façon générale cette mutation à la volonté, sans doute encore inconsciente, d’une partie de la population d’échapper à l’autorité d’un État cherchant à s’immiscer dans tous les domaines, y compris la famille – analyse sur laquelle Philippe Ariès retrouvait Michel Foucault. Dans le même temps, l’idée d’une volonté inconsciente lui permettait de montrer la pérennité, au-delà de ces change- ments réels, de la famille comme forme de résistance à l’omnipotence de l’État.
La postérité brouillée par le retour du politique
Après Histoire de la vie privée, plusieurs textes et articles de Philippe Ariès ont été édités ou réédi- tés au Seuil qui poursuivit l’aventure initiée au début des années 1970. En 1986, Le Temps de l’Histoire est enfin exhumé. Suivent un recueil de textes, Essais de mémoires, contenant les Traditions sociales dans les pays de France et, enfin, les articles de Nation française dans le Présent quotidien. Trois ouvrages qui permettent de mieux comprendre l’itinéraire intellectuel de l’intéressé et de com- pléter les informations livrées dans Un historien du dimanche (1980). Si les deux premiers livres introduits par l’historien moderniste Roger Chartier, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, sont bien accueillis, le troisième qui rassemble les articles rédigés par Philippe Ariès à Nation française, entre 1955 et 1966, marquent incontestablement une rupture dans la réception de l’œuvre de l’historien. Il convient de s’y attarder. En dépit du travail de mise en perspective effectué par l’historienne Jeannine Verdès-Leroux qui, plaçant sous le sceau de la « fidélité inventive » son propos (en hommage à l’article de Michel Foucault écrit à la mort de Philippe Ariès), s’efforce de montrer la figure singulière et non conformiste que fut l’historien à Nation française, la lecture de ses arti- cles, parfois très polémistes, brouille l’image d’Un historien du dimanche. Cette gêne se traduit, dans la réception, par des articles moins nom- breux et plus courts que d’habitude et par le revi- rement d’un représentant de poids de l’école des Annales, Emmanuel Le Roy Ladurie.
Celui-ci, dans un article intitulé « Philippe Ariès : un historien en réaction » paru dans Le Figaro, résume en accroche, la teneur de sa critique : « Un grand esprit souvent faux et parfois farfelu, mais extra-ordinairement ingénieux et subtil, avec des éclairs de génie1. » Il n’apprécie pas « l’antigaul- lisme morbide d’Ariès » qui le conduit à parler « non sans excès d’une deuxième épuration (anti-OAS) par comparaison avec la première épuration, celle de 1944, dont il abomine les exactions2 ». Philippe Ariès, en 1946, défendit dans Paroles françaises, hebdomadaire dont il fut brièvement le codirecteur avec Boutang, les vic- times de l’épuration. Le Présent quotidien créé un malaise autour de la culture politique de Philippe Ariès. Le caractère brut des articles, livrés tels quels avec leurs excès, escamote la figure para- doxale et enjouée du conteur-né, mise en scène dans Un historien du dimanche, cette personnalité qui « avoue ses contradictions avec une franche joie de vivre et un goût prononcé pour l’amitié » comme l’indique la quatrième de couverture du livre d’entretiens avec Michel Winock. Enten- dons-nous bien : il n’y a rien de faux dans Un his- torien du dimanche. Philippe Ariès n’a jamais biaisé avec son passé pour toutes les raisons que nous avons exposées. Simplement, il s’agit d’un récit qui s’inscrit dans un processus de « récupé- ration » d’un itinéraire, accepté par l’intéressé dès l’entretien du Nouvel Observateur avec André Burguière. Cette récupération avait pour but l’intégration de Philippe Ariès parmi les « nou- veaux historiens ». Le malaise était pourtant per- ceptible dès la réception d’Un historien du diman- che, où le versant politique de son itinéraire fut certes évoqué par certains mais où la thématique de l’historien avant-gardiste fit alors pencher la balance, la stratégie éditoriale du Seuil fonction- nant là pleinement.
En exhumant la force d’une culture politique, les articles de Nation française montrent bien que le projet historiographique de Phi- lippe Ariès, indissociable de son itinéraire poli- tique, ne s’est jamais bâti en rupture avec ses origines culturelles et traditionalistes : l’étude minutieuse de son engagement dans les années 1930 et de son attitude sous l’Occupation nous a permis de le mettre en lumière. Cette analyse ne retire évidemment rien à l’originalité de l’œuvre de Philippe Ariès. Bien au contraire. Elle nous interroge sur les soubassements d’une œuvre et d’une vocation qui s’enracinent dans le contexte culturel d’une époque et dans une culture politique assumée de façon très person- nelle. Comme l’avait bien résumé Michel Foucault, la manière de vivre l’Occupation, avec la volonté d’échapper à la politisation de son milieu politique tout en restant ancré dans un traditionalisme, incline Philippe Ariès vers ce qu’il n’appelle pas encore une histoire des men- talités mais une histoire des « structures ». Un choix qu’il n’effectue pas forcément dans la lignée d’un Lucien Febvre comme s’obstinent à l’écrire toutes les reconstructions de son itiné- raire fondées sur la naissance du pionnier avec l’Enfant et la vie familiale en 1960 (en réalité 1973) mais en précurseur, au même titre que put l’être l’auteur du Problème de l’incroyance au XVIe siècle(1942).
Guillaume Gros
Guillaume Gros, enseignant d’histoire et de géographie à Toulouse, est membre des comités de rédaction des Cahiers d’histoire immédiate et d’Arkheia. Ses recherches portent sur les rapports entre histoire, littérature et politique à droite depuis les années 1930. (grosg@free.fr)