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André Fraigneau

livres_auteuron213Jacques Laurent avait prophétisé juste: « Fraigneau est un menu. Le menu non d’une génération, mais de deux, surement de trois s’il y a une tradition secrète ». Bien qu’obstinément méconnu, il semble insubmersible. L’indifférence des uns fait le bonheur des autres: Fraigneau, on l’aime en secret. Sans que l’on s’en étonne, la postérité ne retient de lui que deux faits somme toute assez superficiels :  Yourcenar qui en fut éprise et l’ombre de la collaboration.  Modérément démocrate pour mieux être intensément démophile, il participera au tragi-pathétique voyage des intellectuels à Weimar en octobre 1941. Mais Fraigneau fut surtout le parangon de quelques gardiens de civilisation qui organisèrent l’offensive anti-Sartre. S’il ne fut jamais chef d’une école, il exerça une profonde influence sur une cohorte de cadets, séduits par sa double quête esthétique et mystique, ballotté dignement entre dandysme et jansénisme. 

Le sort de ce «peintre du tragique» aurait été sans doute plus «heureux» s’il avait eu la bonne idée de rejoindre le groupe surréaliste, au lieu de «rouler vers l’inconnu» en solitaire. Latiniste distingué et helléniste érudit, il fut tout à la fois romancier, portraitiste, chroniqueur, essayiste et éditeur. Fidèle à l’idéal de clarté des classiques, il est plaisant sans artifice, élégant sans emphase, profond sans la vanité des profondeurs. Très tôt, il avait défini son credo esthétique et éthique : « ne rien devoir à son époque, ne rien solliciter d’elle, parier contre ses goûts et ses fanatismes ». Sa plume retient entre les lignes un mode d’emploi de l’existence qui incite à la gentillesse sans cesser d’être un appel à la grandeur. Fraigneau vagabonde hors des sentiers battus, sans consulter les guides des circuits balisés et nous apprend ces mots clés qui vous ouvrent certaines portes, et vous permettent d’en fermer d’autres. Son nom se transmet comme un mot de passe, son oeuvre faisant office de sésame. Attention: « on ne fréquente pas impunément ces lieux où de simples mortels donnaient rendez-vous à la Divinité »

Les textes de Fraigneau révèlent une acuité du regard qui doit autant à celle du reporter des années cinglantes qu’à celle de la méthode La Bruyère, c’est-à-dire un réalisme de l’essentiel: « L’amitié stellaire débute toujours comme une rencontre dans la rue entre deux fumeurs, par une demande ou une proposition de feu. » Roger Nimier l’avait saisi au vol « Homme à mettre un index sur sa narine et s’écrier: « Sublime ! « , il nous a donné des leçons d’admiration. La Grèce qu’il a déshabillée de ses statues, Venise sans la lagune, Barrès sans tambour ni trompette, mil neuf cent vingt-cinq qu’il a presque inventé, les peintres, la musique, ses amis, il n’a pas cessé pour sa part d’entretenir l’univers en état de noblesse et de drôlerie.. Nous ne parlons pas, il faut le reconnaitre d’un agneau. Tout un jeu de fléchettes à la main, un oeil fixé sur la beauté mobile des siècles, l’autre sur l’ennui (pour le punir), coiffé d’une casquette, les pieds dans les espadrilles de danseur, sous les pieds: la terre si l’on veut, ou une planète similaire, voici donc André Fraigneau ». 

(Merci à Christopher Gérard)

728836Avant de choisir la plume, le touche-à-tout Fraigneau hésita entre le crayon et le pinceau. Mélomane averti, cet ami des Six évoque ainsi sa jeunesse parisienne, quand Les Deux Magots étaient la tranquillité même. Saint-Germain-des-Prés un village ». Le jeune homme était alors conseiller littéraire chez Grasset, ou, pour citer ses propres mots, « incitateur ». Recommandé par Cocteau, Fraigneau avait pour mission de rédiger des résumés de moins de deux pages, les seuls que Grasset daignât lire… Il découvrit ainsi Yourcenar, qui tomba amoureuse de lui – un comble : l’amateur de garçons poursuivi par une amatrice de femmes. Par la force des choses, il fréquenta les auteurs de la maison, les fameux 4M, Mauriac, Malraux, Morand et Maurois. Et Carco, Cendrars et Bernanos… et même un certain Maurice Sachs. Il publia ses premiers écrits chez Gallimard, sans douter un seul instant de son avenir littéraire : « Je croyais, je crois à la nuit profonde et aux chemins obscurs de la Providence ». Au fil des pages, apparaissent Barrès et Cocteau, Auric et Salvat, Nimier et Boutang – la fine fleur de l’esprit français.AVT_Andre-Fraigneau_433

En octobre 1941, avec la même naïveté d’un Jouhandeau (et pour les mêmes raisons, plus sexuelles que politiques même s’il a dès 1937 publié des textes antisémites), il commit l’erreur de se rendre à Weimar à l’invitation du fringant lieutenant Heller. Fraigneau paya cette faute par un purgatoire auquel mirent fin, dans les années cinquante, quelques cadets, dont Roger Nimier. Selon le joli mot de l’un de ses résurrecteurs, André Fraigneau a inventé un nouveau temps, « le présent du subjectif », à merveille illustré dans le délicieux recueil publié par Le Dilettante, En bonne compagnie, celle de Cocteau, « mainteneur et novateur » ; Radiguet, « prince de la jeunesse » ; Anna de Noailles et Louise de Vilmorin ; bref, un feu d’artifice et un moment de haute civilisation.

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Nonchalant à l’égard des contingences matérielles de la vie, abandonné pendant les années de plomb du résistantialisme; il fut redécouvert par les « Hussards » qui lui dédièrent peu ou prou leurs premiers romans. Ne rien devoir à son époque, ne rien solliciter d’elle, parier contre ses goûts et ses fanatismes. Garder l’allure, le rythme et le style. Etre généreux en amitié. Son credo.
Ses lecteurs représentent donc jusqu’à trois générations qui se succèdent depuis 1930, au fil des rééditions. Professeur de littérature idéal, il accueillait volontiers ses « élèves » à la Rhumerie martiniquaise : « Nous nous retrouvions là, chacun apportant son dernier chapitre. Antoine Blondin écrivait L’Europe buissonnière, Michel Déon, Je ne veux jamais l’oublier, et moi L’Amour vagabond. » Ou, plus souvent, dans son antre de la rue Saint-Romain. Assis, ou allongé sur son lit, dans la demi-pénombre de sa chambre-salon, aux volets toujours clos, fumant cigarette sur cigarette. Bertrand Galimard Flavigny sera l’un de ces élus avec qui il enregistrera cinq émissions souvenirs, retranscrites dans le livre que lui consacrent les Editions Séguier.

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Décédé en 1991, il repose dans le columbarium du père Lachaise, case 22 068. Il existe une Association des amis d’André Fraigneau, fondée en 1993 par Michel Mourlet.

Chronique de Pol Vandromme:

« Le chroniqueur qui fait briller sur les pages des hebdomadaires et des revues les éclairs de ses illuminations se nourrit chez André Fraigneau au romanesque qui transfigure les récits de Guillaume Francoeur. Le journalisme est ainsi le journal d’une oeuvre, fragments d’appui et de confirmation. La littérature spontanée, écrite au jour le jour et en hâte, se révèle aussi élaborée que la littérature longtemps mûrie et bonifiée par des soins continus. De même, et par voie de conséquence, ce qui a été remis sans relâche sur le métier jaillit de la même source qui répand la vivacité de son eau claire sur les pages improvisées à la fortune des jours infortunés. Fraigneau ne gaspille rien, il gagne sa vie sans perdre son art, tel qu’en lui-même dans les salles de rédaction comme dans sa « grotte », dans l’éphémère comme dans la durée. Le journaliste ne change ni de quête, ni de manière ; il accompagne l’écrivain, le commente à la dérobée, le pastichant presque ; il se sert de l’actualité pour desservir le snobisme et pour ramener la mode à Guillaume Francœur.

… Ce Parisien-là n’accorde aucune audience au parisianisme, cette laideur fardée, cette complaisance à ce qui se porte sans importer. Tout lui interdit de flatter la bassesse attifée par l’inculture mondaine : écrivain proscrit par la confraternité germanopratine, refusant de penser par slogans, révulsé par les tournures jargonnantes et le patois bas-allemand de la philosophie en vogue, résolu à accueillir « la splendeur définitive de ce qui est éternel », à joindre « dans une harmonie sans défaut la beauté grecque au sentiment chrétien » et à découvrir « un aventurier qui négligerait le profit pour le geste, la haine pour le rire, la vulgarité pour la grâce, l’égoïsme pour l’amitié».

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Sartre et Camus triomphent dans les lettres et sur la scène, prophètes de la loi nouvelle. La révolte se proclame la première des obligations civiques, l’académie Goncourt ceint de lauriers la tête dure et la prose flasque de la mère Triolet, les idées générales lestent de plomb vil l’intelligence que l’idéologie a pétrifiée, Retz passe pour un comploteur de la bande noire, les lendemains chantent le goulag dans les éditoriaux de L’Humanité stalinienne, un ennui tyrannique désertifie la terre promise.

Tel est l’esprit du temps, ses consignes comminatoires, son espérance messianique. Fraigneau vagabonde hors des sentiers battus, sans consulter les guides des circuits balisés, ignorant les sermons de Combat, le soliloque de Camus dans L’Étranger, le pataquès énigmatique de Sartre dans L’Être et le Néant, la poésie costumée d’Aragon qui habille le déserteur Thorez aux couleurs de la France patriote. Lui parle d’Achard et de Roussin, d’Arletty, de Pitoëff et de Damia, de Blondin et de Déon, de Moal et de Mourlet, bannit les adjectifs stéréotypés comme « significatif » et « culturel », fréquente le salon de Marie-Laure de Noailles, présente ses hommages respectueux à la sublime Louise de Vilmorin, détaille les fioritures de la porcelaine limousine, s’émerveille de l’invention ouvragée des orfèvres, des joailliers, des tapissiers de haute lisse. Ainsi la vie ennoblie est-elle une chose de beauté indestructible. La beauté, ce passeport pour l’éternité bienheureuse.

En 1950, Fraigneau séjourne toujours dans sa résidence littéraire de 1925, Parisien du Paris de Diaghilev, de Satie et de Cocteau, des Mariés de la tour Eiffel au Bal du comte d’Orgel ou en goguette au Boeuf sur le toit. La modernité se récrie, abasourdie : c’est un barbon, en retard d’un quart de siècle sur la mode d’aujourd’hui. Les hussards, qu’il traite en camarades et qui le regardent comme un maître, s’apprêtent à répliquer à la contre-vérité dénigrante : il y a erreur sur la personne ; c’est un jeune homme sans ride, en avance d’un quart de siècle sur la mode à venir. « À l’époque de l’avion, il est plus agréable de circuler en canot, lentement. On voit mieux, on vit mieux. » C’est la consolation suprême du réactionnaire.

Fraigneau ne polémique pas, sauf entre les lignes de ses textes d’incantation. Il invente une forme d’indifférence tranquille à la morosité ambiante. Non pas passionnée comme elle le sera chez Nimier. Non pas même, comme elle l’est déjà chez Chardonne, nostalgique à mots couverts. Ni le baroud d’un mousquetaire du roi, ni la sagesse désenchantée d’un ci-devant; l’allure d’un en-dehors, assuré de vaincre le Temps et lové dans le cristal de sa bulle, son éden séraphique. Avec lui, dans la lumière du premier matin du monde que le don d’enfance réconforte, la gaieté ragaillardit les phrases, et l’ancienne version civilisée du bonheur redevient la plus française des idées neuves.

Le second recueil, celui de l’écrivain voyageur, comme le premier, celui du Parisien de Paris, porte, des quartiers proches aux horizons lointains, l’écho de la voix de Francœur. On n’est pas dépaysé en les lisant d’affilée : le même canton de connaissance, le même registre, le même savoir-vivre avec le même savoir-écrire. L’un et l’autre, aussi bien, mettent en exergue la définition stendhalienne du romancier : un homme qui se promène un miroir à la main. Le miroir de Fraigneau renvoie le visage de sa prédilection et de sa familiarité, fil rouge tendu sur les chemins buissonniers du conte. On ne quitte jamais le livre fondateur, on y revient sans cesse. « Le journal de voyage (même quand il n’est pas, et surtout quand il n’est pas, un journal intime), c’est le roman d’un romancier. »

Fraigneau n’a qu’une boussole dans sa besace : l’instinct du voyageur. Il se fie à ce que lui indique cet instrument de découverte, de mesure et de contrôle du plaisir. Rien ne s’enseigne, ni ne s’édicte par décret. La raison, canne blanche du regard infirme, n’explique pas la magie, maîtresse du songe, éveilleuse des hasards propices, bâton de jeunesse de « la cécité clairvoyante des somnambules ». Un état d’âme, non un état d’esprit, conduit le voyageur vers la surprise miraculeuse, fait naître en lui le plus précieux des réflexes – l’étonnement, l’étonnement créateur du surréel – lui permet d’entrer « en communication directe avec l’invisible, le Féerique, l’Infini ».

L’art aristocratique de Fraigneau n’est jamais d’un père noble. Il est modérément démocrate pour mieux être intensément démophile. À Bruxelles, par exemple, le voyageur ne va pas d’emblée vers le théâtre de pierre et la fabuleuse architecture chantournée de la Grand-Place – ce sera le terme et l’apothéose de sa promenade – mais vers les lieux sans prestige où la rumeur autochtone s’épanche et bourdonne : la profusion des estaminets, la farandole des guéridons, la baguenaude des venelles, les bouffées d’odeurs de cuisine, la déambulation vibrante de la kermesse de plein air. Il juge d’abord la ville sur ses rues, sur la gaieté de son peuple (si cette gaieté est communicative, il a partie gagnée). « Bruxellois d’humeur », « évitant le pédantisme du tourisme rationnel », il retrouve, dans le septentrion des brumes et des pluies, l’exubérance ensoleillée des cités méditerranéennes de son adolescence. Pareillement, il aborde Venise dans le souvenir de son carnaval et de la commedia dell’arte. Avant de se rendre dans les musées « où le présent s’efface et nous entraîne vers le passé », il se mêle à la vie quotidienne dans le naturel de ses habitudes, étrangère aux représentations des petits-bourgeois parvenus et à l’esclavage de la fourmilière. Le roi dans ses conseils, le peuple dans ses états, chacun à sa place et à chacun son rôle, c’est la devise de la monarchie de Fraigneau qui, d’un même mouvement, récuse le despotisme, fût-il éclairé, la confusion chaotique de l’anarchie, la démocratie xénophobe.

La France n’a pas le monopole des passeurs de lumière et des allumeurs d’étoiles. La félicité terrestre entretient d’autres parcs, bâtit d’autres palais sur le marécage, atteint d’autres points d’achèvement, fixe d’autres points de mire ; Versailles et Schönbrunn, Watteau et Vermeer, Fauré et Mozart, la perfection conciliatrice, l’accolade de l’exigence à la tendresse. l’Italie descend l’Escaut, Paris essaime jusqu’en Amérique, le Rhin s’égare dans les tréfonds de l’Auvergne, selon Vialatte. Fraigneau le sait en cosmopolite sans laxisme racoleur, en Français d’avant la frénésie nationalitaire, en esthète sans oeillère. L’Europe, cet archipel ; chaque île a son trésor enfoui dans la terre ancestrale.

La barque du voyageur fait le tour des îles, établit entre elles des relais et des correspondances, multiplie les escales de l’admiration, détecte en orpailleur, rassemble les trésors épars. L’enfance baudelairienne des amoureux de cartes et d’estampes salue l’adolescence rimbaldienne obsédée par la marée des saisons et la fragilité des châteaux de sable. La beauté des choses -alliance du « dessin et de la couleur, de la rigueur et de la grâce », de l’énergie qui hausse et de l’élégance qui embellit, de l’élan de la grandeur et du goût du bonheur – doit la part inestimable de son prix à la précarité des choses de beauté. Le regard du voyageur se voile d’une mélancolie pudique, encourage le magicien itinérant à composer « un paysage figuré sur un paysage réel ». Plus proche de Nerval que de Barrès, de la poésie chimérique du voyant que du maniérisme somptueux d’un virtuose au lyrisme pommadé, Fraigneau irrigue l’intelligence de l’ardeur de son âme sensible, empêche la vie de se dessécher, la rend euphorique pour qu’elle puisse visiter convenablement le musée imaginaire du patrimoine.

On éprouve le charme sans fadeur et sans scorie – absolu, définitif – de son art visuel qui décrit comme on évoque, évoque comme on s’extasie quand on a le feu aux joues et la tête en fête. Impossible de mieux écrire sur le chevalet des peintres et la partition des musiciens, de se répéter en renouvelant la rutilance de sa palette et la ferveur de son chant, de mieux sacraliser ce que le monde moderne laïcise et de consacrer ce qu’il dévalue, en installant la littérature au sanctuaire de l’office liturgique. S’avoue le secret des coeurs simples et des âmes droites, avec en prime le mode d’emploi du talent de Francoeur : « La frivolité est un attribut indispensable aux civilisations. Elle sert de prétexte à leur naissance ; elle demeure un moteur puissant pendant leur durée ; elle témoigne en leur faveur après leur mort. »

Pol Vandromme.

Chardonne dira de lui « Fraigneau a la meilleure plume aujourd’hui dans le style sec et brillant, le style qui a de l’esprit et qui fait sourire de bonheur. »

« Les Français voyagent peu, voyagent mal, mais ce sont les seuls voyageurs qui savent voir. »

« Le vin glacé exaspérait cette fraternité secrète. Un pays qui n’existait pas sur les cartes et non plus dans les livres d’histoire se dessinait autour des buveurs. Il n’était pas besoin de langage. »

« La frivolité est un attribut indispensable aux civilisations. Elle sert de prétexte à leur naissance ; elle demeure un moteur puissant pendant leur durée ; elle témoigne en leur faveur après leur mort. »

« La littérature française est une longue suite de préciosités, souvent contradictoires, que coupe à intervalles fixes un cri, le plus nu et le plus humain qui puisse être. C’est un cri de foi, de révolte, d’amour ou de mort. »

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… »C’est le tragique du coeur actuel. L’amitié est l’aventure la plus invraisemblable, la plus impossible de ce siècle. C’est la grandeur de ces couples de l’avoir tentée. L’amitié est traquée par le monde et assassinée par ceux-là mêmes qui se sont réunis contre le monde. Les soupçons et les équivoques de l’extérieur la salissent au point de la rendre impossible à la plupart. Mais quand on a tout surmonté, qu’on a piétiné le monde ignoble, secoué ses crachats, qu’on s’est arraché soi-même à l’emprise de la calomnie qui comme une force d’envoûtement finit par rendre vrai le soupçon absurde, quand on a parfait le désert autour de deux coeurs, alors c’est au principe de l’union de ces deux cœurs, à sa faiblesse que cette union doit sa ruine. Quand il ne peut y avoir assassinat, il y a suicide. L’amitié est impossible dans le siècle comme l’amour, parce que comme l’amour et plus que lui c’est un sentiment désintéressé. Chacun s’efface : c’est un acte gratuit, un acte qui ne coûte rien, voilà ce qu’on ne saurait dépasser: un acte qui ne rapporte rien. Voilà le maximum de la largesse. Or l’amitié est de tout donner à qui l’on aime et ne rien demander en retour. Douglas a bien voulu donner son argent, mais que Wilde le trahisse, il fait ses comptes, et que Wilde pense se sauver ou seulement soulager sa peine en accablant Douglas, voilà Douglas démoli. Ainsi Rimbaud abandonne Verlaine et Verlaine oublie la précieuse vie en tirant un revolver qui assassine sa propre humeur.
Nous ne saurions, nous, oublier l’effort pour sortir du siècle, pour le piétiner, la soif vers cette source antique et puis chrétienne de l’amour, et la défaite par la trahison à l’intérieur, comme une fois tout organisé pour l’exécution de l’œuvre sublime une corde du violon se brise, alors que tout sacrifice a été fait, que tout pour le siège est paré, voici le terrible: nous ne sommes pas si forts. Voilà la tragédie Wilde-Douglas, Rimbaud-Verlaine. »
[ailleurs…] Amitié – Autrefois, des coussins pour se reposer, un verre pour boire, une cuvette pour vomir. Aujourd’hui des membres, des antennes qui me prolongent et font partie de moi. Leur vie est à moi. Qu’un ami souffre, c’esr comme si j’avais le doigt pris dans une porte.

L’amitié à la Wilde, à la Verlaine, deux verres qui essaient de boire l’un dans l’autre. Il ne peut en résulter que de la casse.

Les amis trahissent en se mariant, en s’établissant. Mais s’ils n’avaient pas employé autrefois toutes leurs forces à notre service, ils n’auraient pas eu à en retirer une partie. La différence que nous sentons est la seule mesure et la seule preuve de l’amitié. Un indifférent ne trahit pas. (1926).
extraits de « Papiers oubliés dans l’habit » Carnets 1922-1949. Editions du Rocher, 2001.

Extrait d’une des « cartes-préfaces » de 1956  qui accompagnent la parution de « l’Amour vagabond »…Elles sont signées Blondin, Déon, Laurent, Nimier.

« André Fraigneau est entré dans notre vie à la manière d’un diable. Il a jailli d’une botte et nous avons reconnu aussitôt, pour ne plus le quitter, ce visage affûté au scalpel. Peu d’auteurs avaient écrit à leur ressemblance avec autant de bonheur. Ce fut un privilège étonnant que de pouvoir déjeuner de plain-pied avec le héros des romans que nous aimions. Nous avons continué longtemps.
L’époque était aux restrictions de tous ordres et surtout mentales. Nous avions le cceur et l’esprit à jeun. Avant de nous apprendre à écrire, Fraigneau nous apprit à lire, à discerner, à ouvrir l’oeil. Il intercéda pour nous auprès des ouvrages des hommes, nous rendit attentifs aux paysages et, au sens propre, nous présenta à ses amis, qui s’appelaient Cocteau, Barrès, Louis II de Bavière, Stendhal, Pascal, Julien l’Apostat – je veux dire qu’il nous révéla les cantons de nous-mêmes qui pouvaient se satisfaire de leur commerce. J’ai toujours pensé que l’on vivait à plusieurs, a-t-il déclaré dans la préface de Fortune virile. Il y a là plus qu’une maxime d’amitié; la mise en oeuvre d’un chantier amical, où les expériences de chacun retentissent l’une sur l’autre, se nourrissent mutuellement, se prolongent. Fraigneau nous apporta le chiffre de la vie que nous vivions, du film que nous regardions, de la rue que nous traversions. Par lui, la naissance d’un enfant ou la mort d’un père, les êtres qui passaient, les choses, les minutes, se trouvaient qualifiés d’un seul coup jusqu’au fond de l’âme. Il nous apprit à faire notre bagage.
J’ai lu dix livres d’André Fraigneau. Voici le onzième. Il vient longtemps après les autres. L’héroine, Cynthia, en est une jeune femme dont la maturité est sans doute plus accusée que chez ses personnages précédents. Pour ceux-ci, le grand problème consistait jusqu’alors à entrer dans le monde, comme pour Guillaume Francoeur, ou à en sortir, comme pour les héros des merveilleux mémoires apocryphes. Il s’agit maintenant de s’y maintenir. Sous les péripéties d’un roman d’aventures sentimental et picaresque, l’Amour vagabond retient entre les lignes un mode d’emploi de l’existence qui incite à la gentillesse sans cesser d’être une invitation à la grandeur.
Durant tout le temps que Fraigneau avait pratiquement cessé d’écrire, il me semblait que la nuit tombât plus vite. ]e crois maintenant que les jours vont rallonger. » ANTOINE BLONDIN.

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Val de Grâce (1930), Les Voyageurs transfigurés (1933), L’Irrésistible (1935), Camp-Volant (1937), La Grâce humaine (1938), La Fleur de l’âge (1942), Fortune Virile ( 1944), Le Livre de raison d’un roi fou (1947), Journal profane d’un solitaire (1947), L’Amour vagabond (1949), Le Songe de l’empereur (1952), Les Étonnements de Guillaume Francœur (réunissant en un seul volume « L’Irrésistible », « Camp-Volant » et « La Fleur de l’âge, » 1985), L’Arène de Nîmes (recueil de nouvelles inédites, réunies en 1997), Le Miracle Amical (rassemble « Val de Grâce » et « les Voyageurs transfigurés », 1998), Dame au lac (nouvelle inédite, 1998), C’était hier (journal, publié en 2001), Papiers oubliés dans l’habit (Journal, Carnets 1922-1949, 2001 puis 2006), Escales d’un Européen (chroniques, réunies en 2005, préface de Pol Vandromme), En bonne compagnie (textes de 1938 à 1970 réunis et publiés en 2009).
Sans oublier : Cocteau par lui-même (Seuil, « écrivains de toujours », 1957), EntretiensJean Cocteau-André Fraigneau (collect.10/181965). Michel Mourlet: André Fraigneau, le livre du Centenaire, (1998)