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Jean René Hughenin

hug2Les guerriers sont des enfants sérieux et la littérature est une guerre. Jean-René Hughenin en appela aux armes contre ce monde qu’il n’aimait pas. Avec une charité diabolique, Il va en de très brèves années commettre des lignes splendides et terribles; dénonçant avec une fougue obstinée la sécheresse et la médiocrité de l’époque, criant sa foi en la jeunesse et en la générosité. Il est de ceux qui figent.

Ame farouche et affamée, solitaire et violente certes; mais si généreuse, puisque sincère. Il fut une comète, dont les ténébreuses fulgurances raisonnent plus que la raison ne tolère. Il a l’inconvenance de créer un lien supplémentaire, sondant les tréfonds de l’être, il a tôt fait de devenir un ami… Un frère, trop vrai, épais et pur, donc forcément maudit. Une relation qu’on devine par avance condamnée, mais si saine tant elle purge.    «S’il y a une ivresse de la déchéance, c’est que la déchéance est encore une aventure spirituelle, et que toutes les aventures spirituelles enivrent».

Un roman plus prometteur que vraiment réussi, un « Journal » d’intérêt inégal, un recueil d’articles… Voilà son bagage. Son ascension se brisera avec éclat le 22 septembre 1962, à 26 ans. En fait, la mort de Jean-René Huguenin a figé ses textes trop peu nombreux dans une espèce de silence minéral, moins envoûtant que sidérant, qui a commis l’impardonnable trahison de survivre à ses vingt ans. Les jeunes morts ont sur les vivants un terrible pouvoir. Ils ne pourrissent pas. Ils font honte à ceux qui restent, à la pauvre vie qu’ils bricolent sans mode d’emploi, qu’ils usent jusqu’à la trame.

«Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu faim. Si ma vocation littéraire n’était pas venue donner à cette faim son objet, je serais devenu anarchiste, aventurier, assassin… Je rêvais moins de conquérir le monde que de me donner à lui avec violence. Régner sur les foules, sur un pays, m’exaltait moins que de régner sur moi. Le seul empire que j’aie jamais voulu posséder, c’est l’empire sur moi-même.»

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Le 22 septembre 1962, sur la RN 10, à hauteur de Sonchamp (Yvelines), une Mercedes 300 SL est déportée à vive allure sur sa gauche et heurte de plein fouet une Peugeot 404 venant benoîtement en sens inverse. Les deux conducteurs sont tués sur le coup. Au volant de la voiture française, un grainetier de Mayenne; au volant du cabriolet allemand, qu’un ami fortuné lui avait prêté, un écrivain de 26 ans, fils d’un grand professeur de médecine, qui faisait son service militaire au service cinématographique de l’armée. La France profonde écrasée, le dernier samedi de l’été, par un jeune fils de famille pressé, tout un symbole. Trois ans auparavant, dans son «Journal», Jean-René Huguenin avait prévenu:

« Il est clair que je n’ai pas ma place dans ce monde, parmi ma génération, au sein de cette civilisation. Je vais écrire quelques romans, et puis j’éclaterai comme un feu d’artifice et j’irai chercher la mort quelque part. La pensée de mourir est finalement ce qui me console le mieux de tout.»

Pressentait-il ou réclamait-il, si tôt, une fin tragique? Rien n’est moins sûr. A cet âge-là, avec la vie devant soi, on nargue plus le destin qu’on ne le présage et on est plus bravache que devin. Mais dans cette page le jeune homme ne trichait pas, il montrait son vrai visage: celui d’un romantique désenchanté, d’un idéaliste exalté, trop plein d’absolu nietzschéen, de spiritualité péguyste, de grandeur gaullienne, pour s’accommoder de son époque standardisée.

Jean-René suit une partie de sa scolarité, celle qui marque parce que celle de l’adolescence, au lycée Claude-Bernard à Paris où Julien Gracq est un de ses professeurs d’histoire géographie à compter de la troisième. Ce professeur Jekyll and écrivain Hyde n’en gardera qu’un souvenir ému, vague et nostalgique au regard de sa propre jeunesse effacée. JRH est déjà ami avec Renaud Matignon quand il rencontre Jean-Edern Hallier pour la première fois à treize ans. Ce sera le terrible frère janusien, la part d’épine qu’on trouve dans tout, capable des pires complots comme des plus belles générosités. En salle de cours, Jean-René n’est pas particulièrement bon élève ; mais c’est un adolescent doué, une âme sensible qui règne sur la cours de récréation comme un maréchal sur un champ de bataille : avec hauteur et recul. « Il avait quelque chose en lui qui rappelait obstinément le plein vent : ce mouvement de tête fougueux du cheval sans bride, cette voix un peu coupante qui défendait assez agressivement son quant à soi. Il paraissait plutôt de la race qui brûle ses cahiers et ne s’inscrit pas aux associations d’anciens élèves. » [Julien Gracq].

Certains le déclarent grand voyou, avec ce ton que prennent parfois les mères lorsqu’elles parlent de leur progéniture ou les amantes lorsqu’elles reprennent leur souffle après un baiser fougueux.  Il a ce profil de rapace des condottières et des manières de bonne famille ; une posture qui agace. Le voilà promenant légèrement une aisance physique, une physionomie : grande bouche d’archange carnassier, front haut balayé d’une mèche blonde, long cou et regard vif. Jean-René est d’une beauté surnaturelle, scandaleuse, « de ces beautés indécentes à porter pour un homme » [Jean-Edern Hallier].

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En vain avait-il tenté d’être de son temps et de son milieu. Diplômé de Sciences-Po, il se destinait à l’ENA, tout en exécrant la politique politicienne. Membre fondateur de «Tel Quel», la revue de Philippe Sollers, il en avait vite été excommunié pour absentéisme et scepticisme. Journaliste au «Figaro littéraire», à «Arts» et aux «Lettres françaises», il fustigeait le Nouveau Roman, la Nouvelle Vague, l’existentialisme, le lacanisme et le matérialisme. A Robbe-Grillet, Sartre et même Françoise Sagan – «elle parle de l’ennui à des gens qui s’ennuient» – il préférait Hemingway, qu’il rencontra à Paris en 1959, mais aussi les catholiques Bernanos et Mauriac.

C’est d’ailleurs François Mauriac, grand bénisseur de jeunes talents littéraires, qui porta Jean-René Huguenin sur les fonts baptismaux. En 1960, il salua «la Côte sauvage», le premier roman de ce garçon orgueilleux et fragile. L’histoire d’amour contrariée, dans une Bretagne légendaire, entre un frère possessif et sa soeur qui s’apprête à épouser un ami d’enfance, avait ému le romancier de «Thérèse Desqueyroux». Louis Poirier, alias Julien Gracq, qui avait été son professeur d’histoire-géo au lycée Claude-Bernard, avait aimé, lui aussi, ce livre de plein air, battu par les vagues du romantisme, situé à mille lieues de la «littérature théorisante» du moment et sa «métaphysique de café». 

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Longtemps après, l’auteur du «Rivage des Syrtes» se souviendrait, avec une émotion intacte, de son élève «rimbaldien» qui ne cachait pas son affectivité, de ce beau ténébreux qui ne «s’était pas laissé ternir», de cet impatient qui avait fait le voyage de Saint-Florent-le-Vieil pour l’interviewer en coup de vent avant d’aller rejoindre sa fiancée en Bretagne. «Huguenin, disait Gracq, c’est une trajectoire qui s’achève avec une mort prématurée.»

La côte Sauvage… Livre culte, bréviaire pour une génération inconsolée, La côte sauvage de Jean-René Huguenin fait partie des livres météore (météore au sens fulgurant du  terme) qui doivent leur succès non à une médiatisation forcée ( car nous en connaissons beaucoup d’autres et des bien moins glorieux qui se sont imposés par le postiche de la publicité) mais au soin qu’ont pris ses lecteurs de défendre et de sauver, contre les outrages du temps, la peau de ces 170 pages denses et fragiles.

Cette trajectoire brisée, le mécontemporain Jérôme Michel la dessine dans un récit aussi fervent et fiévreux que son modèle. Il fait siens, en effet, l’utopisme, l’intransigeance et la combativité de celui qui, avant de disparaître, écrivit: «Ne reculer devant rien, n’écouter que mon impérialisme.» Il raconte la brève apparition du feu follet, son enfance bourgeoise, sa passion pour sa soeur Jacqueline, ses amitiés du lycée (Renaud Matignon, Jean-Edern Hallier) où «l’archange blond distribuait ses faveurs», son inscription à la Sorbonne puis à Sciences-Po, sa jeunesse réactionnaire, ses débuts d’écrivain impétueux et inactuel. Une poignée de nouvelles, des articles musclés, un Journal où il s’exclame: «Je veux être la Force, la Révolution et la Foi», et un unique roman: cette oeuvre en suspens frappe par sa mélancolie incantatoire et son aspiration à une chevalerie des temps modernes.

« Dieu dans sa haine nous a tous laissés libres. Mais il nous a donné la soif pour que nous l’aimions. Je ne puis lui pardonner la soif. Mon cœur est vierge, rien de ce que je conquiers ne me possède ! On ne connaîtra jamais de moi-même que ma soif délirante de connaître. »

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Il rejoint, en novembre 1961, le Service cinématographique de l’armée de l’air pour y effectuer son service militaire. C’est lors d’une permission, le 22 septembre 1962, dans une déchirante fin d’après-midi d’automne, se rendant à Rambouillet, pour y retrouver son ombrageux ami Jean-Edern Hallier, que Jean-René Huguenin se tua dans un excès de vitesse à force de dire qu’ « il faut toujours aller trop vite ». Foudroyé dans la ferraille tordue de son automobile de légende, une Mercedes 300 SL Papillon de 1955 qu’il appelait « Clara ». « Mort a vingt-six ans, à 160 à heure », titraient les journaux. « Il était une comète, fulgurante dans le paysage littéraire » reprennent les chœurs. C’était l’époque où les romanciers aimaient bien faire la course à la mort dans des automobiles de luxe. En filigrane, le visage de Marianne, la fiancée dont il venait annoncer la prochaine venue, disparut dans les fumées de la carcasse grise. Des débris de son automobile, on sauva les feuillets de son journal dont les dernières pages datent du 20 septembre : « Ne plus hésiter, ne plus reculer devant rien. Aller jusqu’au bout de toute chose, quelle qu’elle soit, de toutes mes forces. N’écouter que son impérialisme ». Ultime message d’un romantique égaré dans son siècle.

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Son « Journal » paraît en 1964. Un dernier éclat, un fragment primitif, originel encore dans sa gangue de fierté verte. On y retrouve la pulsion de la jeunesse et les lignes abondent en appels répétés à la force et à la volonté, en promesses faites à soi-même de renoncer à toute faiblesse pour tromper son âme et forger son destin. Il y a aussi la joie et la foi. Huguenin était un fragmentariste, chaque phrase coupe comme une lame de Uhlan tailladant la folie et le néant, pourfendant la modernité et notre société afin d’arriver au plus vite à l’étendard : là, il s’en saisit, le brandit et décrète « Fonder une aristocratie spirituelle, une société secrète des âmes fortes ». Partout c’est une œuvre qui brûle du feu de la pureté imaginée comme ascèse pour des hommes surnaturels,supérieurs parce qu’ils s’imposent la brutalité d’une vie exigeante. Un livre qu’on ne veut pas voir traîner dans toutes les mains, un livre d’égoïste, un livre d’aristocrate.

«Pécher n’est pas succomber à la tentation, mais résister à la Grâce. Si le Diable m’attire tant, s’il est tout le sujet de mon roman, c’est pour le dénoncer, le démasquer aux yeux d’un monde qui ne veut plus le voir. Le pire mal que l’on puisse lui faire est de nommer, le reconnaître et le décrire… Mais on risque à ce jeu son salut, car Défier le diable, c’est encore une façon de l’appeler»

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Jean-René Huguenin — Une autre jeunesse

Je crois simplement qu’ils passent le temps, que la grande obsession des hommes d’aujourd’hui est de trouver non des distractions qui les amusent, mais des passe-temps, des habitudes, des occupations dont la monotonie s’accorde à l’effrayante neutralité de leur âme. Le twist, la machine à sous ont l’avantage de les accaparer sans les contraindre à l’effort de penser, d’inventer ou de donner — l’avantage, en somme, de les débarrasser d’eux-mêmes, spectacle ennuyeux où il ne se passe jamais rien, pareil à un film nouvelle vague.

 Car ces isolés ont peur de la solitude. Non que leur imagination la peuple de cauchemars, au contraire : leur imagination est en panne, elle a cessé de remplir sa fonction vitale, qui est de nous protéger du silence et de la nuit, de faire parler la réalité, cette réalité muette, transparente, insignifiante, que seuls nos rêves parviennent à matérialiser, à rendre supportable.

Monde d’impuissants ! On feint de dénoncer l’érotisme moderne, mais nous sommes loin des luxueuses orgies de Rome, où une société déchaînée, ivre de la chute, allait au moins jusqu’au bout de ses folies et de ses vices. Notre folie est plus discrète, mais plus profonde. Un homme capable de rester durant des heures à plier et déplier une jambe ou à tapoter une machine à sous me paraît finalement dans un état de démence plus avancé qu’un débauché ou un ivrogne. Ceux-là cherchent au moins des remèdes, des techniques de la béatitude. A leur manière, ils protestent encore, ils se débattent. Tandis qu’aujourd’hui, résignés à ne plus parler, à ne plus rien attendre, les lèvres closes et le regard gelé, certains êtres semblent avoir atteint une sorte d’état d’hypnose continue, grâce auquel ils ne sentent même plus l’ennui qui les y a jetés.

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Non pas rêver ma vie, mais faire vivre mes rêves.

Recevez sans les compter les dons de chaque jour, et ne vous occupez pas de ceux du lendemain. L’essentiel est de rester digne et grand ; la mort est moins mortelle que la bassesse et la lâcheté.

Qui n’a pas souffert de l’absence d’un être alors qu’il est là, en face de soi, n’a pas connu l’amour.

Ceux qui sont pour la vie acceptent aussi de devoir mourir. Ceux que la pensée de la mort horrifie, révolte, refusent la vie. Qui aime la vie aime la mort.

Qu’est-ce qu’être heureux ? C’est ne pas comprendre – c’est ne pas avoir besoin de comprendre. C’est trouver à quelque chose un mystère que personne n’y voit, donc l’aimer, donc être fou.

Les vraies amours sont toujours déchirantes ; les autres ne sont qu’ennui, plaisir hideux, mensonge et haine. Les vraies amours sont les amours impossibles, nous ne vivrons jamais ce que nous rêvions.
N’importe qui croirait que nous avons tout perdu, mais nous, nous savons que nous avons tout sauvé.

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L’insolence de Jean René Huguenin

par Michel Georis – Juin 1967  

De son vivant Jean-René Huguenin n’eut pas trop à se plaindre de son audience : deux grosses pièces de l’artillerie littéraire, Louis Aragon et François Mauriac, tirèrent en l’honneur de « La Côte sauvage » une salve bruyante. Un jeune homme voit rarement son premier roman salué d’aussi prestigieuse manière. Comme les vieux et illustres mandarins des lettres ne parient sur l’avenir d’un de leurs cadets qu’avec prudence et une parcimonie extrême, on peut en conclure qu’ils tenaient Huguenin pour un des leurs : un véritable écrivain. Et même pour un peu plus encore : un jeune écrivain qui ne les dépaysait pas et en qui, satisfaits parce que rassurés, ils se reconnaissaient, se retrouvaient. A ce propos, François Mauriac laissa passer le bout de l’oreille dans la préface qu’il donna au « Journal » de Huguenin : «  Ce jeune vivant faisait déjà pour moi figure de revenant : il était le frère de ceux que j’avais aimé à vingt ans, pareil à eux, pareil à moi ».

Cinq hivers ont passés depuis ce jour où la mort claqua la porte derrière Jean-René Huguenin. Cinq hivers annonciateurs lugubres du gouffre glacé de l’oubli vers lequel roule une œuvre qui ne fait guère le poids aux yeux impitoyables de la postérité. Huguenin n’aura-t-il lancé que quelques hautes et belles flammes claires, avant de s’éteindre, tel un feu de bois bien sec, vie étouffée dans ses cendres trop rapidement refroidies ?

Je ne le pense pas. Cinq ans après, il me semble apercevoir, dans l’amas de cendres, quelques braises miraculeusement rougeoyantes, quelques braises autour desquelles quelques jeunes gens peuvent encore faire cercle, quelques braises vers lesquelles se tendent quelques plumes juvéniles, engourdies de cynisme et de désespérance. A quoi tient donc cette surprenante survie d’un écrivain qu’il faut bien – quelque estime qu’on lui porte – reconnaitre pour mineur ? A mon sens, à ceci : Jean-René Huguenin a dit, au moment où il le fallait, les mots qu’il fallait dire.

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En écrivant à son propos : « Un écrivain, un véritable écrivain, cela courait les rues, il me semble, au temps de ma jeunesse, mais qu’y a-t-il de plus rare aujourd’hui ? » François Mauriac marquait assez exactement les limites de Huguenin : véritable écrivain, certes, mais à mon sens, sans génie, ni originalité, ni même particulièrement intelligence dans le propos ou le style. Telle quelle, malgré sa brièveté, ses gaucheries, ses imperfections, ses scories et peut-être même à cause de cela, l’œuvre de Jean-René Huguenin me paraît à la fois considérable et estimable.

Pour toutes sortes de raison dont la principale tient à ceci, que Jean-René Huguenin me semble avoir posé sa candidature à l’emploi de maître à penser d’une certaine jeunesse que l’on peut appeler (ainsi que l’a compris, astucieux, son éditeur) « une autre jeunesse » puisqu’elle diffère du tout au tout de celle que les adultes mettent depuis bientôt un quart de siècle, à l’ordre du jour de leur mauvaise conscience. Chez Huguenin, le moraliste est supérieur au romancier et au chroniqueur. Il témoigne mieux que tout autre, de la vivacité – en plein milieu du XXe siècle – de ces valeurs dont Barrès disait qu’elle ne sont plus de demain, qu’elles ne sont d’hier, car elles sont de toujours. A plusieurs reprises, Huguenin confiera à son « Journal » ce sentiment d’isolement :

« cette impression de plus en plus poignante, bientôt obsédante, d’être coupé de ma génération. Je ne suis pas de mon temps, je voudrais être de demain, mais je crois que je suis de toujours ». Hug6

Le spécifique de l’œuvre moraliste de Huguenin est une éthique élevée, héroïque pour tout dire. Avec plus de probité que d’intelligence, un manque total d’humour – il a l’indignation plus naturelle que l’ironie – Jean-René Huguenin exprime une révolte et un refus. Révolte contre la médiocrité, la veulerie de son temps. Refus de s’intégrer, de s’assimiler, de participer même à une décadence qui ne lui inspire que dégoût. Trente ans avant lui, un autre grand solitaire, Pierre Drieu la Rochelle avait éprouvé et exprimé cette même détestation de la décadence… mais Drieu, plus secret, plus compliqué, plus torturé, s’ébrouait avec une jouissance amère dans cette boue qui lui soulevait le cœur. Jean-René Huguenin, lui, oppose à cette décadence une morale stoïque, altruiste presque. Moraliste de combat, Huguenin attaque et défend… mais est plus à l’aise, donc meilleur, dans l’attaque que dans la défense, dans l’invective que dans le prêche, dans le pamphlet que dans l’édification. Sa révolte et son dégoût se nourrissent de deux denrées devenues bien rares : la lucidité et le bon sens. « Raisonneurs sans être logiques, traditionnalistes sans être fidèles et sentimentaux sans passion, les Français d’aujourd’hui sont décidément un peuple d’une dégoûtante médiocrité ». Voilà une évidence dont l’énoncé doit ravir Jean Anouilh et, plus encore, Henry de Montherlant. Des carnets de ce dernier, Huguenin écrivit : « superficiel comme tout ce qui est sec » comme s’il récusait l’évidente parenté qui le lie à l’auteur de « Service inutile ». Jean-René Huguenin s’était en effet fixé, dans la vie, quatre desseins :

–          « Faire une œuvre,

–          vivre avec grandeur, hauteur et beauté,

–          avoir le plus de passions possibles,

–          fonder une aristocratie, une société secrète des âmes fortes. »

Voilà qui n’est pas sans rappeler le jeune Montherlant fondant, avec quatre amis, une résurgence de la Chevalerie, « l’Ordre » dont les principes directeurs étaient « droiture, fierté, courage, sagesse » puis « fidélité, respect de la parole, maîtrise de soi, désintéressement, sobriété ».

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 Tous ces principes se retrouvent dans la panoplie morale de Huguenin, que l’évolution littéraire et mondaine de Montherlant devait heurter dans sa pureté intransigeante. Le génie en moins Huguenin apparaît d’ailleurs assez comme une sorte de néo-Montherlant. Sans doute parce que sa pensée naît, comme celle de Montherlant, au confluent du christianisme et du nietzschéisme, étant entendu que Huguenin est plus chrétien que nietzschéen et Montherlant, plus nietzschéen que chrétien. Alors que toute l’œuvre de Montherlant s’insurge contre ce qu’il a nommé « la civilisation à l’envers », celle de Huguenin, plus modestement dénonce la confusion et l’inversion des valeurs et s’efforce avec une touchante application, à remettre quelques notions à l’endroit.

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Chrétien, Jean-René Huguenin affirme « le butsuprême : réinventer Dieu ». Chrétien, Jean-René Huguenin constate : » les gens aujourd’hui se meurent de ne pas aimer. Chrétien, Jean-René Huguenin vécut, comme Drieu la Rochelle, dans l’intimité de la mort. « La vie est tragique, non parce que l’on doit mourir, mais parce qu’il y a des moments où l’on aime pas ». Jean-René Huguenin ne craint pas la mort, mais recherche sa compagnie avec une tranquille assurance et même une certaine volupté prémonitoire de sa fin tragique : « s’il existe un art de vivre qui me convienne, c’est bien de rester pénétré à tout instant de l’imminence possible de la mort. »

Mais Huguenin est aussi nietzschéen : « Dans ce monde où tout s’effondre et se dissout, il faut plus que jamais vivre debout ». « On n’obtient rien par la volonté, tout par l’espérance. Mais il faut d’abord vouloir ». Nietzschéen, Huguenin affirme : « Il y a trois catégories d’hommes ; ceux qui se soumettent aux lois, au-dessus, ceux qui les refusent ; au-delà, ceux qui s’en imposent ». Nietzschéen, Huguenin affirme : « Ne méritent le nom d’homme, que ceux qui savent ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent devenir ».

Stoïque, Huguenin affirme « se donner à l’instant, ne pas être avare de soi, céder à l’impulsion du moment : excuses faites pour les faibles et les lâches. Il faut se réserver pour les grandes occasions, se retenir, se refuser ».

Jeune homme en colère, Jean-René Huguenin parle de volonté et d’efforts à une France repue, molle et veule. « Je préfère les hommes qui luttent pour des idées fausses et prennent le risque de mourir pour elles à des hommes qui ne luttent pour rien et qui mourront gras » s’écrie, rageur, Huguenin qui crache avec mépris sur ce « monde d’impuissants ». « On feint de dénoncer l’érotisme moderne, mais nous sommes loin des luxueuses orgies de Rome, où une société déchaînée, ivre de la chute, allait au moins jusqu’au bout de ses folies et de ces vices ».

Lucide, Jean-René Huguenin énonce quelques évidences bien faites pour déplaire : « un bon article de journal suppose une certaine malhonnêteté ». « La plupart des gens ne s’adressent pas à leur interlocuteur ; ils se racontent des histoires à eux-mêmes – des histoires généralement rassurantes ». Ou encore : « La vérité, je crois que c’est, avant tout, de ne pas être dupe de soi ».

On le voit, Jean-René Huguenin va à contre-courant, délibérément mais sans provocation, sans ostentation même. S’il professe ainsi une éthique élevée, ce n’est nullement pour faire plaisir à Tante Yvonne, ni par crainte de tâter, l’éternité durant, du barbecue infernal. C’est parce que cette éthique lui semble la seule acceptable, la seule convenable pour un homme de quelque qualité. En révolte contre la décadence, « époque où l’on oublie les fins et où les moyens deviennent des fins en eux-mêmes », Huguenin ne refuse pas l’étiquette romantique qu’on lui colle sur le dos, comme une marque infâmante. Il prend simplement la peine d’expliquer comment il est romantique et en quoi son romantisme diffère de celui du passé : « Le romantique aujourd’hui ne rêve plus d’héroïsme. Il est héroïque. Il est déçu par ceux qu’il a cru aimer, mais il n’est pas déçu par l’amour. Amour miraculeux. Il aime cette vie désespérée. Il trouvesa force dans le mépris qu’il lui porte. Il hait l’habitude. Aussi est-il, au sens premier, un insolent. J’ai moi-même décidé pour jamais de donner libre cours à mon insolence ». Atterré par toutes les sottises ériges en théories, Huguenin se donne parfois la peine de rappeler quelques évidences : « Un roman a pour objectif principal de raconter une histoire ». Mais il n’est pire sourds que les impotents du nouveau roman !

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Parce qu’il défend les valeurs traditionnelles et intemporelles, parce qu’il se refuse à participer à la bêtise de son temps, les perroquets du progressisme systématique présentent Jean-René Huguenin comme une sorte de jeune vieillard, porte-voix des radoteurs du conservatisme. Leurs œillères et leur mauvaise foi les empêchent de reconnaître que Jean-René Huguenin, loin d’être un cheval de Troie du parti des anciens dans le camp des jeunes, témoigne de la permanence d’une jeunesse éternelle : idéaliste, pure, désintéressée.

Jeune héros de notre temps, pareil aux jeunes héros de toujours, Jean-René Huguenin est entré dans l’éternité les yeux clairs, le cœur ardent. Sa mort le préserve miraculeusement des reniements de l’âge adulte ou ce qui est pis, des accommodements, des inévitables compromissions. Sa mort en fait un symbole, celui de cette « autre jeunesse » composée de jeunes gens exigeants qui refusent les maîtres à penser que leur attribue la maladresse bien attentionnée des adultes.

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En réclamant un amour grave, exigeant et pur, en réinventant le bonheur, « un bonheur âpre et tragique », Jean-René Huguenin a été mieux compris qu’un François Nourissier – écrivain lui aussi considérable qui proclame « je n’aime pas ma vie ». Sceptique, devant les professeurs de bons sentiments, cette « autre jeunesse » a compris que Huguenin lui rendait sa fierté et quelques-uns de ses privilèges. A l’ennui et au vide du saganisme, à l’incroyable prétention du nouveau roman, au morne érotisme d’un Moravia, Jean-René Huguenin oppose une littérature sensible et virile, d’une virilité qui ne doit rien aux exploits d’alcôves des mâles chers à Roger Vailland.

Jean-René Huguenin ne possède pas en propre cette éthique… mais ce qui n’était que préjugés, réflexes apeurés et prudence bourgeoise chez Bourget et Duhamel est, chez Huguenin, sursaut de fierté, courage, témérité même. « Je ferai unegrande œuvre ou je ne serai rien » avait écrit Jean-René Huguenin. Le destin ne lui a pas permis de faire une grande œuvre, mais il est devenu quelque chose et même quelqu’un : un pieu solidement enfoncé dans l’île qu’il contribue à protéger des assauts furieux ou insidieux des vagues destructrices, civilisé résistant de toute sa force morale et intellectuelle à la subversion intérieure et aux assauts barbares de l’extérieur. Il serait mauvais, malsain, injuste et faux que Jean-René Huguenin ne soit réclamé, au gré des pieux anniversaires qui, comme la Toussaint, reviennent avec une régularité désespérante, que par de vieux bardes. Son œuvre réclame plus de jeunes et nouveaux lecteurs que des hommages psalmodiant une mélopée nostalgique. Ce sont les hommes de demain qui, devant le grand bûcher de la postérité littéraire, feront, dans l’œuvre de Jean-René Huguenin, la part du feu. Puissent-ils sauver ce qui vaut la peine d’être sauvé, reconnaître ce jeune mort pour un des leurs : un des derniers témoins d’une civilisation.

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Œuvres

  • La Côte sauvage (1960)
  • Journal (19551962)
  • Une autre jeunesse (1965)
  • Le Feu à sa vie, textes et correspondance inédits réunis par Michka Assayas (1987)
  • Jean-René Huguenin, Au Signe de la Licorne, (1999), 40 pages, textes de Jean-René Huguenin, Dominique Pradelle, Didier Da Silva.

Bibliographie

  • Jean-Edern Hallier, Je Rends Heureux, Albin Michel, 1992.
  • Jérôme Michel, Un jeune mort d’autrefois, Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2013.

Liens externes

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