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Lucien Rebatet

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Dans le souvenir des années noires, l’ombre de Lucien Rebatet plane comme la figure de l’opprobre absolue. Son nom ne peut que susciter le genre d’indignation qui clôt le débat avant d’être entamé, fortifiant les digues de silence qui entourent son oeuvre. « Je n’ai jamais eu dans les veines un seul globule de sang démocratique. » Reconnaissons que Rebatet ne s’est guère distingué en politique par la nuance, au niveau du teint, il ne se réclamait que du brun. A la libération, sa dérive fasciste lui vaut d’être condamné à mort, puis miraculeusement gracié. Depuis il traine derrière lui l’odieux parfum de ceux à qui on ne parvient pas à pardonner. Cela ne dispense pas de le lire. 

Celui qui fut à la fois l’auteur d’un des plus beaux romans du siècle dernier (Les deux étendards), un critique de cinéma visionnaire et un solide historien de la musique, demeure à jamais dans l’esprit de tous l’auteur du best-seller de la collaboration:  les Décombres. L’image de nazillon forgée par cet « abominable chef d’œuvre » dixit Galtier-Boissière, laisse croire qu’il n’y aurait aucun intérêt à s’y frotter. On rétorquera que d’autres se sont au moins tout autant fourvoyés, qu’aucune bagatelle aussi immonde soit-elle ne peut écarter un Voyage au bout de la nuit. Peut-être qu’un jour Rebatet profitera de cette jurisprudence; et qu’on cessera de jeter l’ampoule avec la lampe en enterrant Les Deux Etendards sous les Décombres. Histoire de se payer le luxe de ne pas démentir F.Mitterand, qui goutait de susurrer à l’oreille des intrigants « qu’il y a deux sortes d’hommes: ceux qui ont lu les Deux Etendards, et les autres». 

 De toute cette (parfois)« peu ragoutante famille des anarchistes de droite », Rebatet est certainement l’agent le plus répulsif, le mécréant qu’il convient d’haïr. Mais le souffre qui enténèbre sa mémoire ne doit pas faire oublier certains charmes essentiels; les voluptueux fracas de son souffle. Alliant scalpel d’âmes, lyrisme colérique, et hurlements métaphysiques, la société est repeinte au vitriol. Une fois approché, le lecteur ne pourra que constater qu’il n’existe que peu de chants d’une violence aussi fine et désespérée. Comme l’aurait conclu le Comte de Lautréamont : « Allez-y voir vous-mêmes, si vous ne voulez pas me croire ».

( Merci à Yves Reboul dont le présent article reprend une partie de son excellente étude )

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Né en 1903 à Moras‑en‑Valloire dans la Drôme, fils d’un notaire républicain, mais d’ascendance maternelle cléricale et réactionnaire, il fut comme tant d’autres un élève des Pères et c’est son séjour comme interne au collège des Maristes de Saint‑Chamond qui, sans doute, a façonné sa personnalité de façon décisive. Dès l’âge de neuf ans, il intègre donc des instituts qui le conduiront à l’obtention du baccalauréat en 1921. Jusqu’en 1929, il oscille entre Lyon et Paris, s’essayant sans succès au droit et à la philosophie ; il cède au dilettantisme tout en occupant divers emplois, comme répétiteur ou employé d’assurance. Il profite de son temps libre pour écrire:

« Nous autres ne pouvons avoir le choix qu’entre deux attitudes, nous déclarer pour l’anarchie ou pour l’aristocratie. Elles abhorrent l’une et l’autre la fiente égalitaire. Je professerais volontiers que le régime le plus propice à l’épanouissement de notre espèce à nous et à l’accomplissement de son oeuvre, seuls buts qui nous importent, serait celui d’un despotisme vigoureux et éclairé. Je suis d’ailleurs convaincu qu’il est purement utopique de l’espérer d’ici longtemps, et ce n’est pas mon affaire d’y travailler. »

En outre il se retrouve à plusieurs reprises surveillant dans des écoles catholiques. La rigueur des institutions fréquentées nourrit en lui une aversion pour le catholicisme que l’on retrouve dans Les Décombres comme dans ses derniers articles pour le journal d’extrême droite Rivarol. Cette hostilité franchit un seuil lorsqu’il simule une conversion mystique au catholicisme pour séduire la compagne d’un de ses amis. Cette expérience, déterminante, constituera la trame des Deux Étendards (1952). Néanmoins, les liens interpersonnels tissés dans ce milieu lui permettent de rentrer en 1929 à L’Action française qui, suite aux départs occasionnés par la condamnation pontificale de 1926, ouvrait ses colonnes à une nouvelle génération de jeunes plumes.

C’est le début d’une carrière en un sens paradoxale puisqu’elle va l’amener à se faire le défenseur de l’art moderne dans les colonnes d’une presse maurrassienne vouée jusqu’alors à l’exaltation de tous les traditionalismes, à ce qu’il nommera plus tard « l’esthétique mistralienne ou néo-classique de la maison », merveilleusement adaptée selon lui aux « moeurs des Jeunes Filles Royalistes, à leurs virginités quadragénaires ». Il est vrai que son entrée au quotidien monarchiste avait été le fait du hasard et qu’elle n’avait revêtu à peu près aucune dimension idéologique. Sans doute éprouvait-il une certaine sympathie pour un mouvement qui lui semblait marqué du sceau de l’anticonformisme et dont les orientations pouvaient flatter en lui l’aristocratisme du bohème et de l’esthète. Rebatet entame sa carrière de critique de cinéma à l’heure où le système français de production, naguère le premier du monde, connaît une crise profonde et où le septième art lui-même, bouleversé par l’apparition récente du parlant, connaît un problème de définition souvent vécu comme une question de vie ou de mort.

Il tiendra dans le journal de Maurras les rubriques musicale, littéraire et cinématographique, où il écrit sous le pseudonyme de François Vinneuil. Mais il ne traite pas de politique avant 1932. Son « droitisme » s’affirme : « Ils n’ont pas à souhaiter un autre maitre, comme les esclaves. Eux, ce sont les hommes libres. Ils savent aussi, par longue tradition et bonne expérience, que le premier caractère de notre espèce est d’être imperfectible, ce qui vous purge merveilleusement de toute rêverie sociale. » Répandre autour de lui « une petite odeur révolutionnaire », voilà qui satisfait sa « jeunesse inoccupée et remplie de troubles velléités.

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Son hostilité intransigeante au communisme, n’allait lui laisser d’autre issue que l’engagement dans le camp du fascisme dès lors que l’urgence du politique s’imposerait à lui et que le régime républicain, identifié d’ailleurs dès l’origine à cette bourgeoisie tant honnie, lui apparaîtrait de surcroît comme engagé irrémédiablement dans la voie de l’impuissance et de l’abaissement.

Or ce constat, Rebatet le fait (ou croit le faire) au milieu des années 1930 quand, face au volontarisme et aux succès claironnés des régimes totalitaires, la IIIe République a l’air décidément incapable de relever les multiples défis de l’époque. De là son adhésion progressive à l’idée d’une révolution fasciste qui lui semble l’ardente nécessité de l’époque, adhésion dont on peut suivre les manifestations de plus en plus voyantes dans les colonnes d’un Je suis partout devenu un journal de combat.

La prise du pouvoir par Hitler provoque une émigration massive d’artistes juifs, producteurs et metteurs en scène d’Allemagne vers les studios français. Jusque là Rebatet affichait un certain cosmopolitisme artistique. C’est paradoxalement son intérêt pour le cinéma qui l’amène à se radicaliser. Dans ce secteur la présence des artistes juifs sera décriée par les cinéastes français eux-mêmes qui, dans une situation de crise, craignent avant tout la concurrence de ces nouveaux venus. Il devient alors le porte parole d’une profession en pleine réaction nationale-corporatiste.

Comme beaucoup d’autres « anarchistes de droite », Rebatet ne croit pas plus au ciel qu’aux groupes. « Les actes les plus répugnants, les plus féroces ou les plus bêtes sont imputables à l’homme collectif, à l’animal en foule ou en nation. C’est toujours au nom de cette collectivité que l’on pousse l’homme aux guerres les plus barbares, guerres de peuples ou guerres de classes, aux mouvements de fanatisme les plus aberrants. Les collectivités exigent de plus en plus des hommes, indistinctement, la même obéissance servile, sans égard à leur rang, à leur valeur propre. Autrui ne se relève que pour m’empêcher d’être ce que je peux, ce que je dois être ». 

Les manifestations du 6 février 1934 lui donnent sa première « bouffée politique ». Le manque de souffle et d’action de l’AF l’excède désormais. La rupture avec Maurras, le vieux maitre est intérieurement consommée. À partir de là, les étapes de son entrée en politique allaient en quelque sorte de soi : lutte contre un Front populaire tenu pour pur processus de dissolution et dont la dimension réformatrice est absolument méconnue, développement d’un antisémitisme de plus en plus obsessionnel, affirmation face à l’Allemagne d’une position pacifiste acquise bien avant avant la crise de Munich. Aux approches de la Deuxième Guerre mondiale, Lucien Rebatet, naguère exclusivement critique d’art, s’est ainsi mué en un journaliste politique de premier plan — et aux sympathies fascistes clairement affirmées.

AVT_Lucien-Rebatet_3365.jpgQuand la guerre éclate, il est mobilisé, connaît la défaite et ses péripéties. A l’armistice, il se rend à Vichy, mais refuse de jouer dans les « intrigues de cette cour ridiculement balnéaire » . De retour à Paris, après un passage au journal Le Cri du peuple de Jacques Doriot, il revient à Je suis partout. Son attitude pendant l’Occupation, était somme toute prévisible. Nationaliste de stricte observance jusqu’à la défaite, il tire vite les conséquences de celle-ci : persuadé que l’Allemagne a pour sa part accompli cette révolution fasciste qui lui semble la seule voie du salut, il appelle à une collaboration complète au nom d’une espèce d’internationalisme dont il ne tarde pas à penser que les gens de Vichy ne veulent à aucun prix par réaction, comme il le dira bientôt, « non point de Français mais de bourgeois ». Il va donc se rallier aux groupes parisiens partisans de la collaboration totale et être de ceux qui, dans la capitale occupée, vont relancer Je suis partout pour le mettre au service de cette cause. Attitude extrémiste assumée comme en manière de défi et que la guerre germano-soviétique allait encore exaspérer dans la mesure où, pour Rebatet, elle donnait au conflit mondial toute sa logique : d’un côté, l’alliance de la réaction bourgeoise avec la barbarie soviétique, de l’autre, l’espérance incarnée par une révolution fasciste européenne et populaire. Que Vichy prétende se tenir à l’écart d’un tel conflit, voilà qui n’était pas supportable. Et c’est ainsi que Rebatet se jeta dans la mêlée en publiant à l’été de 1942, au fort de l’offensive allemande en Russie, son fameux pamphlet Les décombres, geste irrémédiable qui allait sceller définitivement son destin.h-3000-rebatet_lucien_les-decombres_1942_edition-originale_3_49196.jpg

Le contenu de ce livre est empreint des luttes internes dans lequel gravitent les intellectuels collaborateurs. À presque quarante ans, Rebatet n’a toujours rien publié de significatif. Cet ouvrage, par son style pamphlétaire et ses attaques ad hominem envers le tout Vichy, lui permet de se démarquer autant de l’État français que des figures plus littéraires de la collaboration parisienne. Les juifs et le régime démocratique sont présentés comme les grands responsables de la décadence de la France. Mais, à la différence des autres acteurs de la collaboration, Rebatet ajoute à son inventaire le christianisme (vecteur selon lui du judaïsme et de l’égalitarisme) et le nationalisme de Charles Maurras et de « L’Inaction française ». C’est ce même nationalisme qui aurait conduit à la guerre puis à la défaite et qui, désormais, servirait de caution au régime de Vichy qu’il abhorre. Rebatet, dont le racisme « l’a fait accéder à des catégories de perception supranationales », se revendique ainsi du fascisme pour affirmer sa modernité en opposition au classicisme réactionnaire de Maurras. Le paradoxe de ce livre foisonnant (et d’ailleurs très inégal), c’est que la cible principale n’en est pas tant la gauche, politique ou intellectuelle, que la droite pétainiste qu’un préjugé superficiel aurait pourtant pu tenir pour le propre camp de Rebatet — ce qui lui vaudra de rester presque complètement isolé quand viendront pour lui les temps difficiles. L’ouvrage traite successivement des années de déclin de la IIIe République et de la marche vers la guerre, de la campagne de 1940 vue à travers l’expérience de l’auteur lui-même et, enfin, de Vichy ainsi que de la situation de l’Europe en cette troisième année de conflit (c’est là, bien entendu, que l’appel à la collaboration, lancé en manière de conclusion, retentit avec le plus de force). Or, si la République, sa politique étrangère incohérente, les partis de gauche, le briandisme ou le Front populaire y sont l’objet des attaques que l’on pouvait attendre, les cibles sur lesquelles l’auteur s’acharne avec la délectation la plus visible n’en sont pas moins ce que la droite traditionnelle vénérait le mieux : catholicisme institutionnel, figures et totems de la réaction et, par-dessus tout peut-être, caste militaire ou généraux de jésuitière. Le coeur de cette polémique contre ce qu’on aurait pu croire le milieu politique naturel de Rebatet se situe indéniablement dans le chapitre intitulé « Au sein de l’inaction française », texte décisif qui, plus que tout autre, consomma sa rupture avec la majeure partie de la droite intellectuelle — et bien au-delà des années de l’Occupation.

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Dans ces pages virulentes, Rebatet ne s’attaquait pas seulement aux reculs perpétuels du mouvement maurrassien, au contraste entre ses appels récurrents à l’action et une frilosité confinant à l’immobilisme devant les occasions réelles : il s’en prenait à la personne même de Maurras que, secrétaire de L’Action française, il avait pu quotidiennement approcher durant de longs mois. Il en ressort en effet l’image d’un soi-disant révolutionnaire qui ne l’était guère qu’en paroles (particulièrement savoureuses sont les pages où on le voit occuper la soirée du 6 février 1934 à corriger un poème provençal), d’un prétendu meneur d’hommes prisonnier d’un milieu réactionnaire qui n’était guère qu’un cabinet des Antiques, d’un journaliste incapable de livrer sa copie dans les délais, rendant ainsi son journal inapte à diffuser à temps ses mots d’ordre. Or, aux yeux de Rebatet, les conséquences d’un tel état de choses ont été graves, à la mesure de l’influence que Maurras et L’Action française ont exercée. Ce n’est pas l’analyse intellectuelle de Maurras que Rebatet remet en cause ; bien au contraire, ce qu’il reproche au fondateur de L’Action française, c’est d’avoir contribué à désarmer ceux qui auraient pu tirer les conséquences de ses propres principes et d’avoir ainsi poussé la France de 1942 dans l’impasse mortelle d’une politique réactionnaire et archaïque, hostile en fait à toute révolution fasciste européenne. Logique profonde d’une attitude : la haine de la bourgeoisie possédante et du conformisme intellectuel liait indéniablement ce nouveau Rebatet à l’esthète avant-gardiste des années 1920. Mais cette fois, elle le précipitait tout droit dans l’illusion totalitaire.

cinemondial231042.jpgMais ce qui a fait des Décombres ce livre à jamais inexpiable et de Rebatet lui-même un écrivain désormais tabou, c’est la violence ostentatoire d’un antisémitisme qui, conjugué à un engagement politique particulièrement voyant dans les colonnes de Je suis partout, allait le transformer en bouc émissaire rêvé. Inutile en effet d’ergoter : même s’il est vrai qu’il faut replacer les choses dans leur contexte et que Rebatet à l’époque ignorait tout de la Shoah, Les décombres n’en restent pas moins un livre atrocement antisémite, où plusieurs passages donnent littéralement la nausée et les mains sales. Il n’a pas grand-chose à voir avec l’antisémitisme d’État qui était la doctrine officielle de L’Action française. Il y a là autre chose et des motifs assurément plus profonds.

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Parti à Sigmaringen dans les valises allemandes, avec d’autres collaborateurs et notables du régime de Vichy, Lucien Rebatet est arrêté à Feldkirch le 8 mai 1945, il est jugé le 18 novembre 1946 en même temps que deux collaborateurs de Je suis partout, Claude Jeantet et Pierre-Antoine Cousteau : « la Justice ne souhaite pas seulement juger un homme.

Elle a une ambition plus vaste : juger Je suis partout et, à travers lui la presse collaborationniste ». Rebatet et Cousteau sont condamnés à mort, Jeantet aux travaux forcés. Tous trois sont frappés d’indignité nationale.
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Le 10 avril 1947, après l’élection de Vincent Auriol à la présidence de la République, la condamnation à mort de Lucien Rebatet et de Pierre-Antoine Cousteau est commuée en peine de travaux forcés à perpétuité, après cent quarante et un jours de chaînes.

 

Il avait bénéficié d’une pétition qui comprenait les signatures de Paulhan, Bernanos, Roger Martin du Gard, Roland Dorgelès, Pierre Mac Orlan, Jean Anouilh, Camus, Mauriac, Claudel
, Marcel Aymé. Sur le mur de sa cellule, Rebatet grave cette citation tirée du Rouge et le Noir : « Je ne vois que la condamnation à mort qui distingue un homme. C’est la seule chose qui ne s’achète pas. » Il sera finalement gracié. Dans Dialogue de vaincus cosigné avec Pierre-Antoine Cousteau en 1950 à la prison de Clairvaux, il relate, dans un dialogue avec son codétenu qui prend la forme de confessions, le sens de leurs engagements, leurs désillusions et leurs visions de l’avenir.
« Cousteau – Toi et moi, nous sommes étiquetés ‘fascistes’. Non sans raison, d’ailleurs ? Et nous avons fait tout ce qu’il fallait pour justifier cette réputation…

Rebatet – Jusqu’à et y compris la condamnation à mort…

Cousteau – Or pour le farfelu moyen – et même pour le farfelu supérieur – qu’est-ce qu’un fasciste ? C’est d’abord un énergumène éructant et botté, l’âme damnée de la plus noire réaction, le suppôt du sabre et du goupillon… Et de même qu’on attend d’un nihiliste qu’il ait des bombes dans sa poche, d’un socialiste qu’il ait les pieds sales et d’un séminariste qu’il soit boutonneux, on doit nous imaginer figés dans un garde-à-vous permanent devant les épinaleries déroulédiennes.

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Rebatet – J’en connais en effet, sans aller les chercher très loin qui sont au garde-à-vous vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais ça n’est pas notre cas.

Cousteau – Je crois même que nous sommes parvenus à un degré d’anarchie assez sensationnel. Nous sommes beaucoup plus anarchistes que les anarchistes homologués qui sont en réalité de pauvres types d’un conformisme pénible. Car c’est bien la peine de se débarrasser des vieux mythes pour donner dans le mythe du progrès, dans le mythe de la société sans Etat.

Rebatet approuvait d’un hochement de tête :

Rebatet – Il n’est pas douteux que nous sommes plus affranchis que ces gars-là. Nos moindres propos l’attestent.

Cousteau – Alors comment expliques-tu qu’avec de pareils tempéraments, nous nous soyons honnêtement et délibérément imbriqués dans un système politique dont les conformismes auraient dû nous rebuter ? Et comment expliques-tu que cette contradiction ne nous inspire aucune gêne ?

Rebatet – C’est intéressant ce que tu dis là. A première vue, ça me fait saigner le cœur. Ca me rappellera toujours ce que j’étais à vingt ans : le petit bonhomme le plus apte à franchir ce siècle sans le moindre accident. J’avais toutes mes idées sur la religion, l’éthique, la politique, j’avais décidé une fois pour toutes que je ne mettrais jamais le bout du petit doigt dans ces cloaques. Le qualificatif le plus répugnant que je pouvais appliquer à un être ou à une chose, c’était celui de social : un curé social, une atmosphère sociale…

L’activité la plus imbécile de l’homme, pour moi, c’était l’apostolat, quelque forme qu’il prît. La contamination progressive par autrui d’un petit type qui, dans son état premier, était d’une santé parfaite, les sacrifices aux préjugés, aux convenances, ça pourrait très bien être mon histoire… Et, tiens, il ne me déplairait pas de l’écrire sous cette forme, une espèce de conte antisartrien. Mais la réalité n’est tout de même pas aussi simple et consternante. Je l’espère, du moins.

Cousteau – Je t’arrête, cher Lucien. Ca n’est pas consternant du tout… Non seulement je ne regrette rien, mais je me félicite chaque jour d’avoir vécu cette aventure fasciste…

Rebatet – Même ici, même au bagne ?

Cousteau – Oui, même ici. Cette aventure fut magnifique et passionnante. Mon « engagement » – comme disent les francs-tireurs et partisans des Deux Magots – m’a conduit avec une sorte de fatalité à des expériences, à des sensations, à des satisfactions d’orgueil que j’eusse toujours ignorées sans cela et que les plus fortunés ne peuvent s’offrir. Rappelle-toi ce que Stendhal fait dire à Mathilde de la Mole de la peine de mort : « Il n’y a que cela qui ne s’achète pas ».

Rebatet – Tu parles si je m’en souviens ! Tu ne sais donc pas que je l’avais écrit dans ma cellule pendant que nous étions aux chaînes…

Cousteau – Possible, mais comme nous étions forcés de rester chacun chez nous, tu me l’apprends… En tout cas, en ce qui concerne l’engagement, point de regret. Mais tout de même un peu de surprise. Car si à vingt ans tu t’étais décrassé des conventions civiques, morales et religieuses, à cet âge-là, moi aussi, je ne respectais plus grand-chose. Pas tout à fait de la même manière que toi, cependant. Tu étais plus anarchiste que moi. Je donnais – je m’en excuse – dans le gauchisme…

 

(…)

Rebatet – Moi ce sont les curés et L’Echo de Paris de la guerre de 1914-1918 qui m’ont rendu anarchiste. Quand je fréquentais les Juifs et les hommes de gauche, à mes débuts dans le journalisme, ils avaient tout de suite trouvé la formule pour concilier mes propos et mon appartenance à l’A.F. : j’étais pour eux un anarchiste de droite. Malgré tout, cette anarchie cohabitait avec une admiration très vive pour Mussolini. J’étais donc de droite pour la même raison que les barbeaux…

Cousteau eut un sourire d’indulgence :

Cousteau – Je connais ta théorie : les barbeaux et les artistes ont besoin d’ordre pour prospérer.

Rebatet – Exprimé sous cette forme, c’est classique, c’est assez plat, et tout de même insuffisant. Il me semble que nous avons le droit de revendiquer notre aristocratie dont la marque est d’abord la liberté de l’esprit, ensuite l’horreur des mythes égalitaires, ce qui nous distingue de l’anarchiste sentimental, toujours plus ou moins nazaréen. Une certaine forme d’aristocratie cousinerait nécessairement avec l’anarchie. »

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Rebatet termine ensuite le grand livre de sa vie sur le mauvais papier de la prison de Fresne, retraçant ses notes de mémoires, faisant défiler la centaine de tableaux et d’opéras dont il parle devant le vide aveuglant des murs de sa cellule. L’homme, devant qui des foules de lecteurs débordaient des trottoirs en 1942, n’est plus qu’un prisonnier hâve qui attend la sentence dans l’attente de la condamnation qui a emporté Brasillach (Cette histoire haletante est contée dans les stupéfiantes Lettres de Prison, que Le Dilettante a eu le cran de publier). La nouvelle finit par tomber : Rebatet est grâcié. A quel prix. Le livre sort dans l’indifférence générale. Malgré les voix de Blondin, Nimier, ou Etiemble qui s’élèvent, Les Deux Etendards restent largement inconnus et ignorés, condamnés à l’opprobre, par le nom de leur auteur, ou aux admirations souterraine.

François Mitterrand eut, dit-on, cette formule : «Il y a deux sortes d’hommes : ceux qui ont lu Les Deux Etendards, et les autres.» Tout y est : les interrogations métaphysiques, l’amour fou, la province française aux accents balzaciens, l’entre-deux guerres, la peinture, la musique et la littérature. Et même si l’on peut parfois être irrité par les longs débats théologiques des deux protagonistes, le style alerte entraîne, le lyrisme emporte, l’ironie mordante réjouit.Ce qui fait le charme, la richesse et l’intérêt des Deux Etendards, c’est qu’il contient plusieurs romans, surprenant ainsi le lecteur. Au roman parisien succède le roman de Lyon, au roman d’apprentissage le roman d’amour. Rebatet étire ainsi mille pages de torture morales, de digressions théologiques et d’envolées lyriques.

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Étrangement, le destin de romancier de Rebatet allait s’arrêter là : y contribua sans aucun doute le relatif échec public des Deux étendards (roman auquel il tenait infiniment) et aussi la reprise de sa carrière de journaliste dans le courant des années 1950 qui, jusqu’à un certain point, allait refaire de lui une figure de la presse parisienne, mais sans lui permettre pour autant de rompre avec une marginalité dont il ne devait au fond jamais sortir (son influence au cinéma sur la Nouvelle Vague, par exemple, devait demeurer occulte).

L’exception fut le succès qu’il devait rencontrer en 1969 en écrivant, à la suite d’une commande, la remarquable somme intitulée Une histoire de la musique, laquelle fut effectivement un triomphe intellectuel aussi bien qu’éditorial. Encore faut-il, à la réflexion, nuancer quelque peu la portée de ce triomphe : d’abord parce que cette réussite même acheva d’occulter Les deux étendards, comme Rebatet n’a cessé de le relever avec amertume ; ensuite parce que si cette histoire de la musique s’est imposée au point que nul n’a songé, à propos de ce livre, à revenir sur le passé politique de l’auteur, c’est aussi qu’au-delà de ses immenses qualités (notamment stylistiques), ce gros ouvrage était dans l’air du temps, jugeait des compositeurs à l’aune essentiellement de leur modernité. Rebatet apparaissait ainsi, paradoxalement, comme l’historien selon le coeur du domaine musical (son livre se terminait par l’éloge de musiciens comme Boulez, Berio ou Xenakis) et ce positionnement ne fut évidemment pas une des moindres causes de son succès.

 

Il reprend par ailleurs son activité de journaliste, travaillant pour Rivarol à partir de 1958. Lors de l’élection présidentielle de 1965, opposé à la candidature de Charles de Gaulle, Rebatet soutient au premier tour Jean-Louis Tixier-Vignancour, puis, au second, François Mitterrand. Ce choix, paradoxal en apparence, est d’abord dû à un antigaullisme demeuré intact, mais aussi à sa fidélité à l’idéal européen. Rebatet est désormais prêt à transiger avec la démocratie, seule capable selon lui d’unifier l’Europe après la défaite du fascisme. Il est ensuite rédacteur à Valeurs actuelles. Jusqu’au bout, il restera fidèle au fascisme, bien qu’il soutienne de moins en moins l’antisémitisme, en raison de la législation en vigueur, mais aussi par une modification de son regard sur les juifs : s’il ne renie rien de ses attaques antisémites d’avant 1945, il ne peut s’empêcher de porter un regard empreint de sympathie pour la nouvelle nation israélienne, en guerre contre les Arabes. En 1967, Lucien Rebatet soutient la guerre israélienne contre les États arabes : « La cause d’Israël est là-bas celle de tous les Occidentaux. On m’eût bien étonné si l’on m’eût prophétisé en 1939 que je ferais un jour des vœux pour la victoire d’une armée sioniste. Mais c’est la solution que je trouve raisonnable aujourd’hui. » . En 1969, il affirme « savourer le paradoxe historique qui a conduit les juifs d’Israël à défendre toutes les valeurs patriotiques, morales, militaires qu’ils ont le plus violemment combattues durant un siècle dans leur pays d’adoption. » Lucien Rebatet vieillit douloureusement, souffre d’une polyarthrite chronique contractée durant ses années de prison, mais ne perd ni sa vivacité ni sa verve. Il meurt d’un infarctus en 1972, âgé de 69 ans, à Moras (sic) où il sera enterré : « J’ai beaucoup trimé, pour un modeste profit, avec une résignation coupée d’accès de rage. Je valais mieux, je le sais. Mais n’a-t-on pas conspiré à me fermer le bec ? » Rebatet n’aura jamais renié son fascisme, et aura toujours affirmé être d’abord un écrivain.

À l’heure où cette page est tournée, faut-il donc relire Rebatet ? Oui, mille fois oui. D’abord parce que se détourner de lui revient à donner encore et toujours des gages à ce conformisme institutionnel aujourd’hui harassé mais qui, au long de presque deux générations, a entrepris de faire croire que Robbe-Grillet ou Duras étaient plus importants que Giono, ou Céline, ou Aragon. Ensuite parce que de ce passé d’une illusion que fut dans l’Europe du XXe siècle l’histoire des totalitarismes, il n’est peut-être pas de meilleur moyen de prendre connaissance que de suivre un itinéraire comme le sien. Car de la dérive fasciste, il demeure sans doute, dans la littérature française, le représentant le plus pur : plus que Drieu, en tout cas, qui ne cessa de flotter, et avec une autre force d’écriture que Brasillach. Encore faut-il le lire pour ce qu’il est, prendre en compte ce que l’ignorance et la paresse intellectuelle tiennent pour énigme insoluble : la chute dans le totalitarisme fasciste, puis dans l’ignominie antisémite, d’un critique remarquable par sa liberté d’esprit et sa capacité à penser l’art moderne. De cette prétendue énigme à laquelle événements et contexte offrent bien entendu plus d’une explication, c’est néanmoins l’écriture romanesque qui offre la véritable clé.

Extrait du dialogue de vaincus entre Cousteau et Rebatet.

« Pour moi, l’histoire de France me sert surtout à établir des espèces de diagnostics. Je sais bien qu’il a suffi de quelques grands hommes, à maintes reprises, pour changer le destin de ce pays. Mais je pense qu’aujourd’hui, ces grands hommes ne suffiraient plus, ou plus exactement, ces grands hommes sont devenus impossibles. Ils peuvent naître, les institutions françaises les condamneront à l’obscurité, les rejetteront de la politique. Les grands hommes sont les antitoxines, les réactions organiques d’un corps social. Je pense, en dernière analyse, que la France est un corps trop vieux. Elle a été la première à faire son unité : cela doit se chiffrer pour les nations comme la date de naissance des individus. Il est stupide de réclamer d’elle la vigueur, l’audace, l’instinct de conquête des pays jeunes. La France a encore certaines qualités, propres du reste aux vieilles gens, aux vieilles civilisations. Elle a le scepticisme, l’esprit d’analyse, un penchant au pessimisme gai. Elle a eu la veine de conserver ses archives, ses musées, ses cathédrales, sa capitale qui est un des coins les plus agréables du monde. Ses femmes sont toujours jolies, ses tables bien garnies, sa littérature ingénieuse et savoureuse. Si la France savait accepter sa décadence, renoncer aux entreprises et aux tartarinades qui ne sont plus de son âge, tout en se soignant contre les chaude-pisses sartriennes, picassiennes ou progressistes qui hâtent l’heure de sa décomposition, elle pourrait être encore charmante et tenir un rôle enviable dans cet univers de prédicateurs sanglants et de sauvages mécanisés. »

Lucien Rebatet (Rebatet/Cousteau. Dialogue de « vaincus ». Berg International)