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Baudelaire ou les fatalités artificielles

Jean Louis Trintignant lit un extrait des paradis artificiels de Charles Baudelaire. « Qu’éprouve-t-on ? que voit-on ? des choses merveilleuses, n’est-ce pas ? des spectacles extraordinaires ? Est-ce bien beau ? et bien terrible ? et bien dangereux ? — Telles sont les questions ordinaires qu’adressent, avec une curiosité mêlée de crainte, les ignorants aux adeptes. »

Jacques Chardonne ou les vertus cardinales

Le grand Jacques Chardonne lit ici un extrait de son propre roman Claire, Grand prix du roman de l’Académie française en 1931. Claire ou Claudia Cardinale…

Charles Baudelaire

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Dante d’une époque déchue, l’homme serait armé de séductions ténébreuses et jouirait de complicités chez les générations qu’enivre le parfum du soufre. C’est un portrait sans âge, une image pour l’éternité qui vous scrute à son tour avec froideur, amertume, ironie, dès qu’on l’interroge. Victime de son succès posthume, confronté à la cohorte de ceux qui cherchent à se l’approprier, il parait utile de rappeller que certaines attitudes et pensées le posent dans les nuées de cette arche d’aristocrates échoués. Baudelaire, après la découverte de Joseph de Maistre va devenir anarchiste de droite, après l’avoir été de gauche. « Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os. Nous sommes Démocratisés et Syphilisés »… « Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique. Monarchie et république basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles »… On peut dire que Baudelaire est bien « un anarchiste catholique qui a mis de l’eau bénite dans son pétrole. »
 
 
Le dandysme aura été une des cuirasses de Baudelaire. Le « plaisir aristocratique de déplaire » va plus loin qu’une querelle de gilet, cette pose traduit une attitude de l’âme. Elle masque la pudeur sous la provocation. Le poète vit son climat poétique avant de l’exprimer, épreuve qui vous retranche de l’univers jusqu’à ce que le génie en tire des accents universels. A cette apathie, entrecoupée de colères, cet anti-moderne farouche trouve des dérivatifs dans la débauche. Au fil de cette existence sans progression apparente, qui ne stagne que pour s’enfoncer plus profondément, s’opposerait donc une puissance contraire jaillissante. Au carrefour de ces deux courants, au noeud de cette bagarre entre le bon et le mauvais, Les fleurs du mal seraient l’oeuvre d’un pêcheur en pleine ascension. A coté d’un pareil livre, toute oeuvre parait mystérieusement molle, vague. Peut-être -hélas- faut-il contenir la mort prochaine en soi, pour avoir cette lucidité dans la souffrance véritable, ces accents religieux dans les pièces sataniques. 
 
 
« Nous autres, gens du commun, qui ne savons guère que subir l’existence et qui sommes incapables – faute de génie sans doute mais aussi faute de ce courage qui est une des clefs de Baudelaire – de la porter jusqu’à l’être, nous nous vengeons en reléguant tout Baudelaire dans l’existence de Baudelaire. Seulement si Baudelaire est Baudelaire, c’est par ce qu’il a fait de lui-même à partir de sa propre existence défaite. » M. Silvestre de Sacy – Mercure de France
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Baudelaire, Claude Pichois et Jean Ziegler, ed. Fayard : « La seule caractéristique politique de Baudelaire est une pensée résolument anarchiste. Il a été anarchiste de gauche. Il va devenir anarchiste de droite ».
27/02/2003 par Antoine Compagnon* dans Mensuel n°418  Le Magazine Littéraire

Baudelaire est habituellement considéré comme le père de la modernité. Etrange moderne, en vérité, qui raille la question d’égalité, hait le progrès et dépeint une vision apocalyptique de l’avenir.

On fait d’habitude de Baudelaire un moderne, et même le père de la modernité, suivant le titre de son article sur Constantin Guys, Le Peintre de la vie moderne . Etrange moderne quand même que celui-là, moderne à contrecoeur ou divisé contre lui-même, en délicatesse avec la modernité. Mais peut-être est-ce le cas de tout vrai moderne. On trouve en vérité chez lui, après Joseph de Maistre et Chateaubriand, tous les traits de la tradition antimoderne aux xixe et xxe siècles.

A commencer par une figure historique et philosophique : l’ambivalence à l’égard de la Révolution et des Lumières. Moins la réaction que la résignation : « Il y a dans tout changement quelque chose d’infâme et d’agréable à la fois, quelque chose qui tient de l’infidélité et du déménagement. Cela suffit à expliquer la Révolution française. » On sait qu’après juin 1848 Baudelaire se méfie de la démocratie, du nombre, du suffrage universel, qui donnera bientôt le pouvoir au futur Napoléon III. Le coup d’Etat de 1851 le laissera « physiquement dépolitiqué », comme il l’écrira en mars 1852 à Ancelle, et il en tirera cette leçon dans Mon coeur mis à nu : « Ce que je pense du vote et du droit d’élection. Des droits de l’homme. […] Il n’y a de gouvernement raisonnable et assuré que l’aristocratique. Monarchie et république basées sur la démocratie sont également absurdes et faibles. » Dans Les Fleurs du Mal , le poète lui-même est souvent représenté comme un roi déchu, ou même « déposé », dans « L’Albatros ».baud4

Nombreuses sont les piques du poète contre l’égalité, mot d’ordre du siècle politique. Ainsi, dès le Salon de 1846 et non sans ironie, « l’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté politique, qui est l’expression de l’égalité universelle, mais encore leur beauté poétique, qui est l’expression de l’âme publique ; – une immense défilade de croque-morts, croque-morts politiques, croque-morts amoureux, croque-morts bourgeois ». Le noir de l’habit, la « livrée uniforme » signifient une égalité de fourmis, le triomphe du nombre, symbolisé par la ville moderne. Fourmillement de la vie, fourmillement de la ville : Baudelaire glisse de l’un à l’autre grâce à la même proximité dont il joue dans « A une heure du matin » : « Horrible vie ! Horrible ville ! »

« Il est bon d’apprendre quelquefois aux heureux de ce monde, qu’il est des bonheurs supérieurs aux leurs, plus vastes et plus raffinés. »

Le poète fait preuve d’une raillerie invariable quand il est question d’égalité. Dans Le Spleen de Paris , la bagarre d’« Assommons les pauvres ! » se termine par : « Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l’honneur de partager avec moi ma bourse. » Dans « Le Joujou du pauvre «, de nouveau avec l’italique, « les deux enfants se riaient l’un à l’autre fraternellement, avec des dents d’une égale blancheur », ou dans « Le Miroir », l’« homme épouvantable » qui se regarde dans la glace se réclame des « immortels principes de 89 » d’après lesquels « tous les hommes sont égaux en droits ». Dès longtemps, dans la dédicace du Salon de 1846 , Baudelaire – encore que cette interprétation ne fasse pas l’unanimité – se moquait, en termes pascaliens, du bourgeois : « Vous êtes la majorité, – nombre et intelligence ; – donc vous êtes la force, – qui est la justice » ; et le suffrage universel, dont « Le Miroir » pourrait être une caricature, n’arrangea rien après 1848. Une lettre à Poulet-Malassis de 1860, une fois de plus sur les dettes de Baudelaire, retrouve d’ailleurs, sur le mode de l’autodérision, l’expression apparemment favorable d’« Assommons les pauvres ! » : « Quand vous aurez trouvé un homme qui, libre à dix-sept ans, avec un goût excessif de plaisirs, toujours sans famille, entre dans la vie littéraire avec 30 000 francs de dettes, et, au bout de près de vingt ans, ne les a augmentées que de 10 000, […] vous me le présenterez, et je saluerai en lui mon égal. »baud5

Bien sûr, le trait antimoderne par excellence est la haine du progrès, « fanal obscur », comme Baudelaire l’appelle dans l’Exposition universelle en 1855, « cette lanterne moderne [qui] jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance ». Tout est dit dans Fusées : « Quoi de plus absurde que le Progrès, puisque l’homme, comme cela est prouvé par le fait journalier, est toujours semblable et égal à l’homme, c’est-à-dire toujours à l’état sauvage. […] n’est-il pas l’homme éternel, c’est-à-dire l’animal de proie le plus parfait ? » La philosophie des Lumières est niée, le mythe du bon sauvage est bafoué, car l’homme est toujours égal à lui-même dans le mal. Inutile de citer toutes les flèches de Baudelaire contre le dogme moderne : « La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges . C’est l’individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. »

Baudelaire aboutit ainsi, contre la métaphysique moderne du progrès, à réaffirmer la théologie du péché originel, fondement du mal universel. Encore dans Mon coeur mis à nu : « Théorie de la vraie civilisation. Elle n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel. » Toutes les illusions modernes se déduisent de la méconnaissance du péché originel. L’erreur du xviiie siècle, proclame par exemple le poète, est d’avoir posé la nature comme fondement du beau, alors que c’est le péché, suivant Le Peintre de la vie moderne : « La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du xviiie siècle relative à la morale. La nature fut prise dans ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette époque. » Or « la nature entière participe du péché originel », et la « suppression de l’idée du péché originel » est la grande hérésie moderne ; l’idée d’un homme naturellement bon est la source de l’idéologie du progrès indéfini, mais l’« homme naturellement bon serait un monstre, je veux dire un Dieu ».

« Il faut travailler, sinon par goût, au moins par désespoir, puisque, tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser. »

En 1862, Baudelaire conclut ainsi son compte rendu desMisérables de Victor Hugo, dont il n’aime guère l’humanisme et qui lui donne des envies de sadisme : « Hélas ! du Péché Originel, même après tant de progrès depuis si longtemps promis, il restera toujours bien assez de traces pour en constater l’immémoriale réalité ! » Dans « Le Voyage », conclusion des Fleurs du Mal en 1861, « Le spectacle ennuyeux de l’immortel péché » est toujours la condition de l’homme : « Tel est du globe entier l’éternel bulletin. »baud6

Du point de vue moral ensuite, l’antimoderne se caractérise par le pessimisme. Le mot, non encore à la mode du temps de Baudelaire, se répandra comme une maladie dans les années 1880, annonçant la fin de siècle. Mais le spleen et la mélancolie infectent toute l’oeuvre de Baudelaire : « Je suis comme le roi d’un pays pluvieux, / Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux. » Ou encore dans « Le Cygne », où le poète résiste aux transformations de la capitale : « Paris change ! mais rien dans ma mélancolie / N’a bougé ! » Le dernier et le plus long fragment de Fusées , destiné au Spleen de Paris , commence par ces mots : « Le monde va finir. La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c’est qu’il existe. » Ainsi le pessimisme conduit le poète à une vision apocalyptique de l’avenir où philosophie, politique, morale et théologie se rejoignent.

Hostile au nivellement contemporain, l’antimoderne reste attaché au sublime, en esthétique et ailleurs. Baudelaire se dresse contre le mot de Saint-Marc Girardin, « Soyons médiocres ! », qui selon lui « implique une immense haine contre le sublime ». L’antimoderne est un esthète ou un dandy : « Le Dandy doit aspirer à être sublime, sans interruption. Il doit vivre et dormir devant un miroir. » Sublime est la mer dans « Moesta et errabunda » : « La mer, la vaste mer, console nos labeurs ! » Mais elle se renverse incessamment en torture, comme dans « Obsession » :

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,

Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer

De l’homme vaincu, plein de sanglots et d’insultes,

Je l’entends dans le rire énorme de la mer.

Le sublime est la réversibilité même, extase et horreur. Le poète est toujours menacé par le gouffre, gouffre pire que celui de Pascal – « Pascal avait son gouffre », comme un animal familier, suivant « Le Gouffre » -, pire car gouffre plat, horizon indéfini de l’angoisse existentielle, « cuve immense de la mer dont les bords ne se laissent qu’à peine apercevoir » « Déjà ! », ou à la fin des « Les Sept vieillards » : « Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre / Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords ! » Souvenons-nous ici du « Cygne », « ridicule et sublime » à l’image de « l’homme d’Ovide », « représentant allégorique du poète » suivant l’expression de Jean Starobinski, ou emblème de l’antimoderne, « rongé d’un désir sans trêve » et humilié par « le ciel ironique et cruellement bleu ».

Dernier aspect de l’antimoderne, rhétorique ou stylistique : le genre de l’antimoderne est l’imprécation. « Quant à moi qui sens quelquefois en moi le ridicule d’un prophète », dit Baudelaire dans Fusées . Le Spleen de Paris déborde de sarcasmes contre la vie moderne ; Mon coeur mis à nu se résume à une vitupération haletante contre le monde moderne, sa métaphysique, sa politique, son esthétique. Vitupération un peu folle, ou hystérique, mais non dupe, inachevée et impubliée, à laquelle échappent Les Fleurs du Mal , tendues entre la protestation antimoderne et l’amour du monde, amor mundi , comme disait saint Augustin.

Baudelaire a défini avec perspicacité le catéchisme antimoderne pour longtemps et sous tous ses rapports, politique, philosophique, théologique, moral, esthétique, et même jusqu’à son style, celui de ses écrits intimes, mais la littérature, la poésie exigent aussi l’amour du monde, demandent que l’oeil ne voie pas seulement « en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume », mais aussi les autres, sans ressentiment.

La croyance au progrès est une doctrine de paresseux, une doctrine de Belges. C’est l’individu qui compte sur ses voisins pour faire sa besogne. Mais le monde est fait de gens qui ne peuvent penser qu’en commun, en bandes. Il y a aussi des gens qui ne peuvent s’amuser qu’en troupe. Le vrai héros s’amuse tout seul.

Baudelaire l’irréductible, d’Antoine Compagnon, Flammarion, 338 p., 24 €.

Éléments biographiques

Charles Baudelaire naît le 9 avril 1821 au 13 rue Hautefeuille à Paris. Sa mère,Caroline Dufaÿs, a vingt-sept ans. Son père, Joseph-François Baudelaire, né en 1759à La Neuville-au-Pont, en Champagne, est alors sexagénaire. Quand il meurt en1827, Charles n’a que six ans. Cet homme lettré, épris des idéaux des Lumières et amateur de peinture, peintre lui-même, laisse à Charles un héritage dont il n’aura jamais le total usufruit. Il avait épousé en premières noces, le 7 mai 1797, Jeanne Justine Rosalie Janin, avec laquelle il avait eu un fils, Claude Alphonse Baudelaire7, demi-frère de Charles.

Un an plus tard, sa mère se remarie avec le chef de bataillon Jacques Aupick. Le futur poète ne sera plus jamais en contact avec sa mère. Peu fait pour comprendre la vive sensibilité de l’enfant, l’officier Aupick – devenu plus tard ambassadeur – incarne à ses yeux les entraves à tout ce qu’il aime : sa mère, la poésie, le rêve et, plus généralement, la vie sans contingences. « S’il va haïr le général Aupick, c’est sans doute que celui-ci s’opposera à sa vocation. C’est surtout parce que son beau-père lui prenait une partie de l’affection de sa mère. […] Une seule personne a réellement compté dans la vie de Charles Baudelaire : sa mère ».

En 1831, le lieutenant-colonel Aupick ayant reçu une affectation à Lyon, le jeune Baudelaire est inscrit à la pension Delorme et suit les cours de sixième au Collège royal de Lyon. En cinquième, il devient interne. En janvier 1836, la famille revient à Paris, où Aupick sera promu colonel en avril. Alors âgé de quatorze ans, Charles est inscrit comme pensionnaire au Collège Louis-le-Grand, mais il doit redoubler sa troisième. En seconde, il obtient le deuxième prix de vers latins au concours général.

Renvoyé du lycée Louis-le-Grand en avril 1839 pour une vétille, Baudelaire mène une vie en opposition aux valeurs bourgeoises incarnées par sa mère et son beau-père. Il passe son Baccalauréat au lycée Saint-Louis en fin d’année et est reçu in extremis. Jugeant la vie de l’adolescent « scandaleuse », son beau-père décide de l’envoyer en voyage vers les Indes, périple qui prend fin prématurément, en 1841, aux îles Mascareignes (Maurice et La Réunion).

N°6 rue Le Regrattier : maison où Baudelaire logea sa maîtresse Jeanne Duval, dite laVénus noire.

De retour à Paris, Charles s’éprend de Jeanne Duval, une « jeune mulâtresse » avec laquelle il connaîtra les charmes et les amertumes de la passion. Dandy endetté, il est placé sous tutelle judiciaire et mène dès 1842 une vie dissolue. Il commence alors à composer plusieurs poèmes des Fleurs du mal. Critique d’art et journaliste, il défend Delacroix comme représentant du romantisme en peinture, mais aussi Balzac lorsque l’auteur de La Comédie humaine est attaqué et caricaturé pour sa passion des chiffres ou sa perversité présumée. En 1843, il découvre les « paradis artificiels » dans le grenier de l’appartement familial de son ami Louis Ménard, où il goûte à la confiture verte. Même s’il contracte une colique à cette occasion, cette expérience semble décupler sa créativité (il dessine son autoportrait en pied, très démesuré). Il renouvellera cette expérience occasionnellement, et sous contrôle médical, en participant aux réunions du « club des Haschischins« . En revanche, sa pratique de l’opium est plus longue : il fait d’abord, dès 1847, un usage thérapeutique du laudanum, prescrit pour combattre des maux de tête et des douleurs intestinales consécutives à une syphilis, probablement contractée vers 1840 durant sa relation avec la prostituée Sarah la Louchette. Comme De Quincey avant lui, l’accoutumance lui fait augmenter progressivement les doses. Croyant y trouver un adjuvant créatif, il en décrira les enchantements et les tortures.

En 1848, il participe aux barricades. La Révolution de février instituant la liberté de la presse, Baudelaire fonde l’éphémère gazette Le Salut Public (d’obédience résolument républicaine), qui ne va pas au-delà du deuxième numéro. Le 15 juillet 1848 paraît, dans La Liberté de penser, un texte d’Edgar Allan Poe traduit par Baudelaire : Révélation magnétique. À partir de cette période, Baudelaire n’aura de cesse de proclamer son admiration pour l’écrivain américain, dont il deviendra le traducteur attitré. La connaissance des œuvres de Poe et de Joseph de Maistre atténue définitivement sa « fièvre révolutionnaire ». Plus tard, il partagera la haine de Gustave Flaubert et de Victor Hugo pour Napoléon III, mais sans s’engager outre mesure d’un point de vue littéraire (« L’Émeute, tempêtant vainement à ma vitre / Ne fera pas lever mon front de mon pupitre » – Paysage dans Tableaux parisiens du recueil Les Fleurs du mal).

Baudelaire se voit reprocher son style d’écriture et le choix de ses sujets. Il n’est compris que par certains de ses pairs telsArmand Baschet, Édouard Thierry, ChampfleuryJules Barbey d’Aurevilly, Frédéric Dulamon ou André Thomas… Cet engouement confidentiel contraste avec l’accueil hostile que lui réserve la presse.

Dès la parution des Fleurs du Mal en 1857,Gustave Bourdin réagit avec virulence dans les colonnes du Figaro du 5 juillet 1857 : « Il y a des moments où l’on doute de l’état mental de M. Baudelaire, il y en a où l’on n’en doute plus ; – c’est, la plupart du temps, la répétition monotone et préméditée des mêmes choses, des mêmes pensées. L’odieux y côtoie l’ignoble ; le repoussant s’y allie à l’infect… ». Cette appréciation totalement négative deviendra le jugement dominant de l’époque.

Moins de deux mois après leur parution, Les Fleurs du mal sont poursuivies pour « offense à la morale religieuse » et « outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs ». Seul ce dernier chef d’inculpation sera retenu. Baudelaire est condamné à une forte amende de trois cents francs, réduite à cinquante par suite d’une intervention de l’impératrice Eugénie. L’éditeur Auguste Poulet-Malassis s’acquitte, pour sa part, d’une amende de cent francs et doit retrancher six poèmes dont le procureur général Ernest Pinard a demandé l’interdiction (Les Bijoux ; Le Léthé ; À celle qui est trop gaie ; Lesbos ; Femmes damnées [Delphine et Hippolyte] ; Les métamorphoses du Vampire). Malgré la relative clémence des jurés eu égard au réquisitoire plus sévère qui vise onze poèmes, ce jugement touche profondément Baudelaire. Contraint et forcé, il fera publier une nouvelle édition en 1861, enrichie de trente-deux poèmes. En 1862, Baudelaire est candidat au fauteuil d’Eugène Scribeà l’Académie Française. Il est parrainé par Sainte-Beuve et Vigny. Mais le 6 février 1862, il n’obtient aucune voix et se désiste. Par la suite, il renoncera à se présenter au fauteuil d’Henri Lacordaire. En 1866, il réussit à faire publier à Bruxelles (c’est-à-dire hors de la juridiction française), sous le titre Les Épaves, les six pièces condamnées accompagnées de seize nouveaux poèmes.

Le 24 avril 1864, très endetté, il part pour la Belgique afin d’y entreprendre une tournée de conférences. Hélas, ses talents de critique d’art éclairé ne font plus venir grand monde… Il se fixe à Bruxelles où il rend plusieurs visites à Victor Hugo, exilé politique volontaire. Il prépare un pamphlet contre son éphémère pays d’accueil qui représente, à ses yeux, une caricature de la France bourgeoise. Le féroce Pauvre Belgique! restera inachevé. Souhaitant la mort d’un royaume que, lucide et prémonitoire, il juge artificiel, il en résume l’épitaphe en un mot :Enfin !.

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C’est en Belgique que Baudelaire rencontre Félicien Rops, qui illustre Les Fleurs du mal en 1866. Lors d’une visite à l’église Saint-Loup deNamur, Baudelaire perd connaissance. Cet effondrement est suivi de troubles cérébraux, en particulier d’aphasie. À partir de mars 1866, il souffre d’hémiplégie. Il meurt à Paris, de la syphilis, le 31 août 1867. Il n’a pu réaliser son souhait d’une édition définitive des Fleurs du Mal, travail de toute une vie. Il est inhumé au cimetière du Montparnasse (6e division), dans la même tombe que sa mère et son beau-père détesté, le général Aupick.

Le Spleen de Paris (autrement appelé Petits poèmes en prose) est édité à titre posthume en 1869, dans une nouvelle édition remaniée par Charles Asselineau et Théodore de Banville. À sa mort, son héritage littéraire est mis aux enchères. L’éditeur Michel Lévy l’acquiert pour 1 750 francs. Une troisième édition des Fleurs du Mal, accompagnée des onze pièces intercalaires, a disparu avec lui.

Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.

>>> La haine de la démocratie
« En France, tyrannie dans la loi, tempérée par la douceur et la liberté des mœurs », dans Pauvre Belgique !
« Je suis contre l’annexion. Il y a déjà bien assez de sots en France, sans compter tous nos anciens annexés, Bordelais, Alsaciens, ou autres », dans Pauvre Belgique !(vers 1864-1866).
« On me dit qu’à Paris 30 000 pétitionnent pour l’abolition de la peine de mort. Trente mille personnes qui la méritent. Vous tremblez, donc vous êtes déjà coupables. Du moins, vous êtes intéressés dans la question. L’amour excessif de la vie est une descente vers l’animalité », dans Pauvre Belgique !
« Nous avons tous l’esprit républicain dans les veines, comme la vérole dans les os. Nous sommes Démocratisés et Syphilisés », dans Pauvre Belgique !
« Moi, quand je consens à être républicain, je fais le mal, le sachant. Oui, vive la révolution ! Toujours ! Quand même ! Mais moi, je ne suis pas dupe ! Je n’ai jamais été dupe ! Je dis vive la Révolution ! Comme je dirais : vive la Destruction ! Vive l’Expiation ! Vive le Châtiment ! Vive la Mort ! Non seulement je serais heureux d’être victime, mais je ne haïrais pas d’être bourreau – pour sentir la Révolution de deux manières ! » dans Pauvre Belgique !

Extraits de Méthode de critique de l’idée moderne du progrès appliquée aux Beaux-Arts, de Charles Baudelaire.

“Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. – Je veux parler de l’idée du progrès. Ce fanal obscur, invention du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la Nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette des ténèbres sur tous les objets de la connaissance; la liberté s’évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut y voir clair dans l’histoire doit avant tout éteindre ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a déchargé chacun de son devoir, délivré toute âme de sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens que lui imposait l’amour du beau: et les races amoindries, si cette navrante folie dure longtemps, s’endormiront sur l’oreiller de la fatalité dans le sommeil radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le diagnostic d’une décadence déjà trop visible.

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours son journal dans son estaminet ce qu’il entend par progrès, il répondra que c’est la vapeur, l’électricité et l’éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et que ces découvertes témoignent pleinement de notre supériorité sur les anciens; tant il s’est fait de ténèbres dans ce malheureux cerveau et tant les choses de l’ordre matériel et de l’ordre spirituel s’y sont si bizarrement confondues ! Le pauvre homme est tellement américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels qu’il a perdu la notion des différences qui caractérisent les phénomènes du monde physique et du monde moral, du naturel et du surnaturel.

Si une nation entend aujourd’hui la question morale dans un sens plus délicat qu’on ne l’entendait dans le siècle précédent, il y a progrès; cela est clair. Si un artiste produit cette année une oeuvre qui témoigne de plus de savoir ou de force imaginative qu’il n’en a montré l’année dernière, il est certain qu’il a progressé. Si les denrées sont aujourd’hui de meilleure qualité et à meilleur marché qu’elles n’étaient hier, c’est dans l’ordre matériel un progrès incontestable. Mais où est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lendemain ? Car les disciples des philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques l’entendent ainsi: le progrès ne leur apparaît que sous la forme d’une série indéfinie. Où est cette garantie ? Elle n’existe, dis-je, que dans votre crédulité et votre fatuité.

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant l’humanité en proportion des jouissances nouvelles qu’il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa plus ingénieuse et sa plus cruelle torture; si, procédant par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui-même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum qui fait son éternel désespoir ?

Transportée dans l’ordre de l’imagination, l’idée du progrès (il y a eu des audacieux et des enragés de logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une absurdité gigantesque, une grotesquerie qui monte jusqu’à l’épouvantable. La thèse n’est plus soutenable. Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent du sophisme et l’affrontent avec imperturbabilité. Dans l’ordre poétique et artistique, tout révélateur a rarement un précurseur. Toute floraison est spontanée, individuelle. Signorelli était-il vraiment le générateur de Michel-Ange ? Est-ce que Pérugin contenait Raphaël ? L’artiste ne relève que de lui-même. Il ne promet aux siècles à venir que ses propres oeuvres. Il ne cautionne que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, son prêtre et son Dieu. C’est dans de tels phénomènes que la célèbre et orageuse formule de Pierre Leroux trouve sa véritable application.

Il en est de même des nations qui cultivent les arts de l’imagination avec joie et succès. La prospérité actuelle n’est garantie que pour un temps, hélas ! bien court. L’aurore fut jadis à l’orient, la lumière a marché vers le sud, et maintenant elle jaillit de l’occident. La France, il est vrai, par sa situation centrale dans le monde civilisé, semble être appelée à recueillir toutes les notions et toutes les poésies environnantes, et à les rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrées et façonnées. Mais il ne faut jamais oublier que les nations, vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois que les individus. Comme l’enfance, elles vagissent, balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse et la maturité, elles produisent des oeuvres sages et hardies. Comme la vieillesse, elles s’endorment sur une richesse acquise. Souvent il arrive que c’est le principe même qui a fait leur force et leur développement qui amène leur décadence, surtout quand ce principe, vivifié jadis par une ardeur conquérante, est devenu pour la majorité une espèce de routine. Alors, comme je le faisais entrevoir tout à l’heure, la vitalité se déplace, elle va visiter d’autres territoires et d’autres races; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus héritent intégralement des anciens, et qu’ils reçoivent d’eux une doctrine toute faite. Il arrive souvent (cela est arrivé au moyen âge) que, tout étant perdu, tout est à refaire. »